LONDRES : On raconte que Hosni Moubarak, le défunt président égyptien, aurait lancé après son départ du pouvoir que « toute personne protégée par les Américains est mise à nu ». Par cette phrase, il faisait allusion à Washington qui l'avait abandonné en pleine révolte en Égypte.
Voilà qui pourrait décrire au mieux le sentiment de l'ancien président afghan Ashraf Ghani. En effet, ce dernier entame aujourd'hui une nouvelle vie aux Émirats arabes unis après avoir fui Kaboul, lorsque ses alliés américains ont accordé aux talibans une liberté quasi totale pour reconquérir, l'Afghanistan à une vitesse foudroyante.
Les alliés des États-Unis tout comme leurs adversaires s'interrogent sur les conséquences du retrait américain de l'Afghanistan - et du chaos qu'il a semé - sur la réputation de Washington sur la scène internationale, ainsi que sur son rôle de leader et sa puissance mondiale.

Si les uns comparent cet événement au retrait honteux des troupes américaines de Saïgon, d'autres y voient une défaite plus cuisante que celle du Vietnam et un « moment décisif sur le plan géopolitique » pour les États-Unis. On parle de la fin de « l'ère américaine » sur la scène internationale. Si cela s'avère vrai, le « cimetière des empires » aurait fait une victime de plus sur sa longue liste.
Avant eux, les Soviétiques ont bu la tasse de la défaite en Afghanistan, mais le gouvernement que ceux-ci ont mis en place à Kaboul a survécu un peu plus longtemps. L'administration Ghani, appuyée par les États-Unis, n'a pas tenu une semaine et l'armée afghane a disparu comme un iceberg dans une mer brûlante.
Peu de gens contestent la thèse selon laquelle les États-Unis devaient se retirer de l'Afghanistan, tôt ou tard. Toutefois, c'est leur départ chaotique et le désordre qui en résulte aujourd'hui qui étonnent plus d'un. Cela remet en question la crédibilité et la fiabilité des États-Unis en tant qu'alliés et en tant que grande puissance. Ce retrait enhardit en outre les ennemis de l'Amérique et affaiblit ses amis.
Pour certains experts, nous assistons à un nouveau Suez, plutôt qu'à un nouveau Saïgon. En 1956, la débâcle de Suez a marqué la fin de l'empire britannique et de son emprise en tant que puissance militaire au Moyen-Orient et dans d'autres parties du monde. Les États-Unis vivent-ils un moment similaire ? L'Afghanistan serait-il le Suez de l'Amérique ?
C’est bien la leçon que beaucoup retiennent de l'expérience afghane, à en juger par les réactions observées aux quatre coins du monde. De l'Europe à l'Asie et à l'Afrique, en passant par l’Afghanistan lui-même, les gens sont atterrés par l'incohérence et l’exécution médiocre du retrait américain de l'Afghanistan.
Qu’il s’agisse des grands alliés des États-Unis au sein de l'Otan jusqu'aux petites démocraties émergentes, tout le monde craint les répercussions de cet épisode sur le monde libre et sur le leadership de Washington,
Ils sont attentifs à la manière dont les États-Unis gèrent les défis stratégiques auxquels ils sont confrontés dans le monde, du Moyen-Orient à la péninsule de Corée, mais aussi dans les autres zones sensibles.

C'est le parlement britannique qui a ouvert le feu. Dans un discours émouvant, le président de la commission des affaires étrangères, Tom Tugendhat, a attaqué le président Joe Biden sans le nommer. Il a reproché à l'Occident son manque de patience : « C'est la patience qui vainc. C'est la patience qui a permis de remporter la guerre froide ».
Le député britannique a appelé le Royaume-Uni à « mettre en place une stratégie (...) visant à insuffler un nouvel élan à nos partenaires européens au sein de l'Otan ce qui nous évitera de dépendre d'un seul allié ou de la décision d'un seul dirigeant ».
Le président de la commission des affaires étrangères au Parlement allemand, Norbert Rottgenn, a pour sa part qualifié ce retrait d’«énorme erreur de jugement de la part de l'administration américaine. Il nuit de manière fondamentale à la crédibilité de l'Occident sur le plan politique et moral ».
Les alliés de l'Amérique en Asie surveillent avec un intérêt marqué, mais aussi avec inquiétude, l'évolution rapide du paysage afghan. Les promesses quant à l'engagement de Washington envers l'Asie faites par la vice-présidente Kamala Harris, qui se rend dans la région cette semaine, contrastent nettement avec la conviction généralisée selon laquelle la dépendance à l'égard des États-Unis est comparable à une police d'assurance hasardeuse et que l'autonomie reste la meilleure stratégie à adopter pour garantir la sécurité d'un pays.
Une chose est sûre : les gouvernements du Japon et de la Corée du Sud surveillent de près les événements qui se produisent en Afghanistan. Si la grande puissance que sont les États-Unis est affaiblie, que faut-il en déduire pour leur sécurité face à une Chine plus agressive et plus affirmée ?
De son côté, Taïwan tire lui aussi une leçon de l'Afghanistan et ses dirigeants prônent une certaine autosuffisance.

La Chine s'en moque. L'agence de presse officielle de Chine a ainsi écrit que « la chute de Kaboul marque l'effondrement de la réputation et de la crédibilité des États-Unis sur la scène internationale ». Un éditorial paru dans le Chinese Communist Party's Global Times, quotidien du Parti communiste chinois, a perçu dans le retrait de l'Afghanistan une sorte de « présage du sort réservé à Taïwan ».
On peut lire dans cet éditorial que « lorsqu'une guerre éclatera entre les deux rives du détroit et que la métropole s'emparera de l'île par la force, les États-Unis devront se montrer bien plus déterminés qu'ils ne l'ont été en Afghanistan, en Syrie et au Vietnam s'ils entendent intervenir ».
M. Joe Biden inscrit ce retrait dans le cadre de la défense des intérêts américains en matière de sécurité nationale et arrache la carte de l'Afghanistan des mains de ses rivaux. « A ceux qui siègent à Moscou ou à Pékin, je demande : Etes-vous heureux de notre départ ? » a-t-il lancé. « En effet, ils rêvent de nous voir nous enliser dans ce pays, entièrement absorbés par la situation qui y règne ».
Les adversaires des États-Unis perçoivent néanmoins la situation sous un autre angle. Hassan Nasrallah, dirigeant du parti libanais du Hezbollah, y voit une Amérique « humiliée, défaillante et défaite ». Quant au Hamas, il a félicité les talibans pour leur victoire et « la fin de l'occupation ». Le Premier ministre pakistanais Imran Khan a salué la rupture des « chaînes de l'esclavage ». Ils encerclent leur adversaire.
De son côté, la Russie jubile de voir les États-Unis essuyer la même défaite que celle subie voici 25 ans. Elle est heureuse de savoir que l'armée américaine ne se tiendra plus à ses frontières.
L'Iran, lui, se réjouit de l'humiliation que les États-Unis semblent avoir subie en Afghanistan et du départ des Américains de la région. Nonobstant ses contacts incessants avec les talibans, il devra cependant composer avec un régime fondamentaliste sunnite voisin, ce qui pourrait étouffer sa joie. Cependant, l'évolution de la situation en Afghanistan rassure les Iraniens, qui considèrent que le pouvoir des États-Unis dans la région a subi un coup fatal.
En effet, au lendemain du retrait américain, la carte stratégique de la région ne sera plus la même. L'influence de la Chine et de la Russie sur l'avenir de l'Afghanistan sera plus importante que celle des États-Unis.
Au niveau national, certains experts estiment que l'ère américaine n'a pas pris fin en Afghanistan. Francis Fukuyama, auteur de l'ouvrage The End of History and The Last Man (« L'Histoire qui s'achève et le dernier homme »), a confié au magazine The Economist que «l’ère américaine a touché à sa fin bien avant. Les causes de la faiblesse et du déclin des États-Unis proviennent de l'intérieur du pays plutôt que de l'extérieur ».

Il prévoit que les États-Unis resteront une « grande puissance pendant de nombreuses années, mais leur influence dépendra de leur aptitude à résoudre les problèmes du pays, plutôt que de leur politique étrangère ».
Il a probablement raison. Les divisions au sein des États-Unis sont plus profondes qu'elles ne l'ont jamais été au cours de leur histoire ; elles peuvent représenter la menace la plus importante pour leur statut et leur puissance sur la scène internationale.
La chute de l'Afghanistan aux mains des Talibans permet aux extrémistes vivant aux États-Unis de tirer une leçon inquiétante. Une personne qui a participé aux émeutes du Capitole le 6 janvier à Washington D.C. a confié au correspondant de CNN Donie O'Sullivan : « Il leur a fallu 11 jours (aux talibans) pour conquérir l'Afghanistan [...]. Combien de jours les patriotes mettront-ils pour s'emparer de ce pays ? »
Ces propos montrent que les États-Unis ont besoin de limiter les dégâts en vue de rassurer leurs alliés et de dissuader leurs ennemis, que ce soit à l'étranger ou à l'intérieur du pays.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com.