BRUXELLES : Fin des voitures à essence, taxe kérosène dans l'aérien, réforme du marché du carbone au risque d'un impact redouté sur le prix des carburants... Bruxelles dévoile mercredi son projet très attendu de "big bang" législatif pour atteindre les objectifs climatiques de l'UE.
La Commission européenne présentera à la mi-journée douze propositions, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre du continent de 55% à l'horizon 2030 par rapport à 1990.
Parmi la panoplie de mesures techniques, qui feront l'objet d'âpres négociations entre eurodéputés et Etats membres, Bruxelles devrait notamment défendre l'arrêt de la commercialisation des voitures à essence à partir de 2035.
Un projet consulté par l'AFP prévoit également une taxe inédite sur le kérosène pour les vols au sein de l'UE --de quoi alarmer les compagnies, qui redoutent une "distorsion de concurrence" avec le reste du monde.
Mais le pilier principal est un élargissement considérable du marché du carbone européen (ETS) établi en 2005, où s'échangent les "permis à polluer" requis pour certains secteurs (électricité, sidérurgistes, cimentiers, aviation) représentant 40% des émissions de l'UE.
Jusqu'ici, l'essentiel des entreprises visées se voyaient offrir des quotas d'émissions gratuits, qu'elles peuvent revendre si elles polluent moins: Bruxelles veut restreindre drastiquement ces allocations.
Par ailleurs, certaines importations (acier, ciment, électricité...) seraient graduellement soumises aux règles de l'ETS et à l'achat de "certificats d'émissions" basés sur le prix du carbone dans l'UE.
L'idée est de contrer toute concurrence étrangère "déloyale" et de dissuader les délocalisations vers des pays tiers aux normes moins regardantes: un "ajustement aux frontières" et non une taxe, selon la Commission, soucieuse de contrer l'accusation de protectionnisme.
Les revenus espérés (jusqu'à 14 milliards d'euros annuels) alimenteraient le budget européen.
En contrepartie, les quotas gratuits distribués aux industriels et compagnies aériennes de l'UE pour affronter la concurrence étrangère diminueraient très progressivement, entre 2026 et 2036 selon le site Contexte.
«Risque gilets jaunes»
"C'est un +paquet climat+ historique. Le prix du CO2 va monter mécaniquement à un niveau ayant un impact majeur sur les modèles économiques des industries", qui auront intérêt à adopter des technologies propres, estime Pascal Canfin, président (Renew, libéraux) de la commission Environnement au Parlement européen.
Bruxelles souhaite également étendre le dispositif de l'ETS au transport maritime, ainsi qu'au transport routier et au chauffage des bâtiments sur un "second marché carbone".
En pratique, cela reviendrait à obliger les fournisseurs de carburants ou de fioul domestique à acheter des quotas d'émissions au prix du CO2 sur l'ETS (où il s'est récemment envolé), répercutant ce surcoût sur la facture des ménages.
Le projet, qui a divisé au sein de la Commission, a été confirmé mardi par la présidente de l'exécutif européen, Ursula von der Leyen, dans un entretien à quatre journaux: "Le transport routier est le seul secteur dont les émissions ont augmenté ces dernières années", a-t-elle argumenté.
ONG environnementales et eurodéputés de tous bords s'y disent farouchement opposés, craignant des mouvements sociaux: "C'est un risque gilets jaunes et bonnets rouges cumulés", selon M. Canfin. "Le coût politique serait extrêmement élevé pour un gain climatique très faible", indique-t-il à l'AFP.
"C'est aberrant et contre-productif. On voudrait déstabiliser les politiques climatiques qu'on ne s'y prendrait pas autrement", abonde l'eurodéputé vert Yannick Jadot.
"Les plus modestes, qui n'ont pas accès aux alternatives bas-carbone", notamment pour se déplacer, seraient pénalisés, s'insurge l'ONG Réseau Action Climat, jugeant très insuffisant le fonds d'action sociale prévu pour atténuer l'impact de la mesure.
«Pas de bâton» ?
Domien Vangenecheten, de l'ONG E3G, dénonce lui la prolongation attendue, pour des années, des quotas d'émissions gratuits aux industriels: "On voit beaucoup de carottes, sans l'ombre d'un bâton".
Les élus verts demandent leur arrêt immédiat, réclamant aussi "un prix-plancher" du CO2. A l'inverse, sidérurgistes et producteurs d'aluminium plaident pour le maintien durable de ces aides, qu'elles jugent nécessaires à leur compétitivité --position partagée par les eurodéputés du PPE (droite).
La Commission devrait aussi préconiser des efforts accrus de réduction d'émissions pour les secteurs exclus du marché carbone (agriculture, déchets...) pour chaque Etat, et relever à 38% ou 40% la part d'énergies renouvelables visée en 2030, contre l'objectif actuel de 32%.
Enfin, une cible d'absorption de CO2 via les "puits de carbone" naturels (forêts) sera proposée --au grand dam de l'ONG Greenpeace, qui redoute un "camouflage" des réductions d'émissions insuffisantes ailleurs, d'autant que le relèvement de la part d'énergies renouvelables inclurait la biomasse... extraite des forêts déboisées.
Par Julien Girault
Transports, importations, forêts: les recettes de l'UE pour sabrer ses émissions
BRUXELLES : La Commission européenne dévoile mercredi son plan de bataille pour le climat, un colossal ensemble de textes baptisé "Fit for 55" ("Paré pour 55") en référence à l'objectif de l'UE de réduire ses émissions carbone de 55% d'ici 2030.
Voici les principales propositions attendues sur lesquelles les Etats membres devraient se positionner d'ici la fin de l'année avant d'entamer des négociations avec le Parlement européen.
Marché du carbone élargi
La Commission veut élargir l'actuel marché du carbone européen (ETS), où les entreprises de certains secteurs --industrie, électricité, aérien dans l'UE-- peuvent acheter ou s'échanger les quotas d'émissions de gaz à effet de serre auxquels ils sont soumis.
Ce système serait étendu au transport maritime, pour les navires à destination ou en partance de l'UE, pour peser sur le fret.
Surtout, le principe serait également appliqué au transport routier et au chauffage des bâtiments: les fournisseurs de carburants et fioul domestique devraient acheter des "droits à polluer", sur un second marché carbone soumis au même prix du CO2, une proposition controversée.
L'impact attendu sur la facture des ménages inquiète, en dépit d'aides spécifiques prévues par Bruxelles. En moyenne dans l'UE, les dépenses des ménages les plus modestes pourraient augmenter annuellement de 44% pour les transports et de 50% pour le chauffage résidentiel, selon le think-tank ERCST.
L'idée --à laquelle s'opposent ONG et eurodéputés de tous bords-- divise au sein même de la Commission: "pas sûr que cela survive", avertit un diplomate européen.
Taxe carbone, quotas gratuits
Pour les secteurs actuellement concernés par l'ETS, soit 40% des émissions de l'UE, les "permis à polluer" requis sont largement couverts par des allocations de quotas gratuits aux entreprises pour leur permettre d'affronter la concurrence des importations.
Or, la Commission proposera de soumettre les importations dans cinq secteurs (acier, aluminium, ciment, engrais, électricité) aux règles de l'ETS européen, en leur imposant des "certificats d'émissions" calculés sur le prix de la tonne de carbone dans l'UE, et en tenant compte de l'éventuel marché carbone dans leur pays d'origine.
En traitant à égalité importations et production locale, Bruxelles estime rester dans les clous des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et contrer les accusations de "protectionnisme".
Dans les secteurs visés par cet "ajustement aux frontières", Bruxelles prévoit en contrepartie de supprimer progressivement les quotas gratuits aux entreprises européennes. D'après le site Contexte, le mécanisme aux frontières pourrait débuter en 2026 avec une transition de dix ans, les quotas gratuits ne disparaissant totalement qu'en 2036. Dans les autres secteurs, les "permis de polluer" gratuits serait subordonnés à des critères durcis.
Le volume de quotas en circulation serait également réduit d'année en année, pour faire grimper mécaniquement le prix du carbone. Les recettes de l'ETS seraient mieux ciblées, notamment pour financer les projets de technologies propres des entreprises --en récompensant leurs réductions d'émissions sur la base d'un prix fixe du CO2 élevé.
Fin des voitures à essence
Selon plusieurs sources, la Commission envisagerait la suppression complète des émissions automobiles à partir de 2035 ou de 2040: un arbitrage pas encore tranché mardi soir, selon un diplomate européen. Les véhicules électriques à batteries étant les seuls à satisfaire cette exigence, ils deviendront de facto les seuls commercialisés.
Transport aérien
Selon un projet consulté par l'AFP, la Commission proposera une taxation progressive du kérosène pour les vols à l'intérieur de l'UE. Aviation d'affaires (jets privés) et fret (avions-cargos) seraient exemptés de taxe kérosène, en raison de contraintes juridiques internationales.
Dans une directive distincte, la Commission devrait relever l'objectif --encore modeste-- d'usage de "carburants durables" (contenant une part de biocarburants). Par ailleurs, les compagnies perdraient progressivement les quotas gratuits d'émissions dont elles bénéficient pour leurs vols intra-européens.
Energies renouvelables
La Commission devrait relever à 38% ou 40% la part d'énergies renouvelables visée en 2030, contre un objectif actuel de 32%. Les objectifs de réduction d'émissions pour les secteurs exclus du marché carbone (agriculture, déchets...) seront rehaussés pour chaque Etat.
Efficacité énergétique
L'objectif d'efficacité énergétique de l'UE serait nettement relevé: la consommation européenne d'énergie finale devra baisser d'"au moins 36-37%" d'ici 2030 (contre un objectif actuel de 32,5%), selon la Commission.
Les niveaux de contributions des Etats resteraient "indicatifs", mais une obligation s'imposerait au secteur public pour diminuer sa consommation (transports, bâtiments, déchets...).
Forêts et "puits de carbone"
Bruxelles proposera d'instaurer une cible d'absorption de carbone via les "puits de carbone" naturels (forêts, prairies...), fixée à 310 millions de tonnes équivalent CO2 d'ici 2030 pour l'ensemble de l'UE selon un projet vu par l'AFP, avec des objectifs contraignants par Etat dès 2026. L'idée est de s'assurer que l'absorption de carbone par les espaces naturels fasse plus que compenser les émissions issues de la déforestation, de l'agriculture et autres usages des terres.
Fonds social
Pour enrayer les effets des réglementations sur les ménages les plus modestes et lutter contre la précarité énergétique ou les inégalités sociales face aux transports, Bruxelles proposera l'établissement d'un "mécanisme d'action sociale pour le climat", fonds alimenté par les recettes du "second marché du carbone".