On aura connu plus joyeux anniversaire. C’était pourtant dans l’espoir relatif que les choses continueraient à aller bon train que l’année du Centenaire de l’État du Grand Liban avait commencé. Les projets de commémoration se multipliaient et, malgré des signaux inquiétants, les Libanais se prenaient encore à espérer que le cap passerait, et que leur pays entamerait son deuxième siècle comme il avait passé le premier – envers et contre tout, et malgré les tempêtes.
Une implacable réalité devait seulement en décider autrement. Et c’est plutôt au chevet d’un pays à l’agonie que la France, en la personne de son président, se rend au Liban pour lequel son pays avait, il y a cent ans, nourri bien des espoirs.
À l’occasion d’une visite à la fois extrêmement symbolique et politiquement très risquée, Emmanuel Macron portera aux Libanais, en plus du baume que leurs plaies ouvertes sur le port de Beyrouth attendent, des raisons de revenir sur ce siècle passé, et d’en méditer quelques enseignements.
La date « fatidique » du 1er septembre 1920 clôturait une longue séquence d'événements incroyablement agités, violents, et tragiques. À la fois pour le monde d’alors, juste sorti de la Première Guerre mondiale ; pour l’empire Ottoman – mais aussi pour d'autres empires, plus européens ; et pour le Levant – comme l’appelaient les chancelleries françaises et britanniques à l’époque. Premier enseignement déjà : celui selon lequel bien des pays naissent parfois de grands tumultes et de douloureuses convulsions ; et la leçon que doivent peut-être en retenir les Libanais est que, si de certains maux peuvent naître des biens, des entités stato-nationales peuvent tout autant parfois « disparaître » (pour reprendre les termes du ministre Le Drian) à la faveur des tumultes – tels que nous en vivons de nombreux en ce moment, dans la région et dans le monde.
La parenthèse 1918-1920 avait été celle d'un intense concert diplomatique : le Congrès de Versailles, la création de la SDN, les traités divers et les États en naissant. Au cœur de ce ballet, c'est l'élaboration d'une vision et l’expression d’une volonté libanaise – celle des « libanistes » divers, emmenés par le patriarche Hoyek – qui sut comprendre et déchiffrer l'écheveau des intérêts géo-économiques des grands (le couple franco-britannique certes, mais aussi les lobbies industriels et culturo-religieux de Lyon et de Marseille) et qui sut s'articuler par rapport à eux, pour donner naissance à un pays, le Liban, dont l'existence n'était nullement « naturellement » donnée. Deuxième enseignement : s'il existe des déterminants, il faut aussi, pour enfanter un pays, un volontarisme et un dessein ; et c’est ce dont les Libanais doivent aujourd'hui se doter, s'ils veulent prolonger leur premier Centenaire et lui donner une suite.
L'entité née alors venait au monde fatiguée et exsangue – la famine gigantesque des années 1916-17, évidée – la grande émigration, vers l'Amérique latine, l'Afrique, et l'Égypte, criblée – le refus d'une partie de la population adjointe au Mont-Liban, et menacée – le refus arabe sur les cendres de Maysaloun, l'irrédentisme syrien jamais vraiment éteint. Seulement, c’est très vite que les pères fondateurs l'ont dotée d'un message, seul à même de surmonter ces faiblesses congénitales.
À l’occasion d’une visite à la fois extrêmement symbolique et politiquement très risquée, Emmanuel Macron portera aux Libanais, en plus du baume que leurs plaies ouvertes sur le port de Beyrouth attendent, des raisons de revenir sur ce siècle passé, et d’en méditer quelques enseignements.
Joe Bahout
Un message, une fonction, et une vision : ceux de l'espace de dialogue et de coexistence des cultures et des croyances, du pont entre Orient et Occident, de République marchande et libérale ; le tout puisant dans un mariage plutôt intelligent des récits et des légendes historiographiques jusque-là souvent divergentes. Troisième enseignement : assimiler le passé, l'intégrer aussi harmonieusement que possible dans un récit qui deviendra national, y associer et y inclure le plus grand nombre, c’est ce qui permet à la fois de dépasser les blessures anciennes, mais aussi de fonder un destin à venir. Leçon corollaire, les récits fondateurs à eux seuls ne suffisent pas à rendre viable une communauté nationale ; il leur faut s'ajouter une « fonction » réelle – géopolitique et économique, une « raison d'être ». C'est aujourd'hui ce qui commence à cruellement manquer au Liban et aux Libanais, et c’est ce qu'il leur faut, à tous prix, réinventer.
Oui, certes, le Grand-Liban, à tout le moins celui entre 1920 et les années 1970, aura été une belle success story ; oui, certes aussi, des vents mauvais l'ont trop souvent menacé jusqu’à en faire trembler les colonnes. Mais s’il a pu traverser ces décennies, ce fut en grande partie du fait d'un génie politique relatif de ses élites : pragmatiques par intérêt, portées au compromis par « métier » – parfois même trop peut-être ! Mais somme toute soucieuses de préserver cet espace commun de prospérité et d'ouverture au sein d'une région qui avait déjà perdu ces attributs. Quatrième enseignement : c'est ce qui, aujourd’hui, est requis des élites –les existantes, celles-là même qui ont échoué et failli – mais aussi les nouvelles – auxquelles il devient impératif aux anciennes de passer enfin le bâton. À charge pour elles d'émerger vraiment, de faire la preuve de leur crédibilité, et de former le nouveau « bloc historique » qui continuera de porter, pour ce centenaire à venir, le projet d'un Liban en constant chantier ; en perpétuel devenir.
Joseph Bahout est chercheur au Carnegie Endowment à Washington D.C et directeur de l'Institut Issam Farès de l'Université américaine de Beyrouth (AUB)
Twitter : @jobahout
NDLR: L’opinion exprimée dans cette page est propre à l’auteur et ne reflète pas nécessairement celle d’Arab News en français.