LONDRES: Lorsque la Ligue des nations a émis un décret le 31 août 1920 pour la création du Grand Liban sous mandat français, la population arabe se remettait toujours des années de détresse sous le règne ottoman, une famine qui a fait au moins 200 000 morts, et des répercussions de la Première Guerre mondiale.
Un siècle après la proclamation de l’État du Grand Liban, une pétition appelant à une « réimplémentation » du mandat français (initialement appelé le mandat pour la Syrie et le Liban) pour une période de dix ans a récolté plus de 60 000 signatures. Elle a été lancée autour de la date de la visite du président français, Emmanuel Macron, le 6 août, deux jours après que 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium négligemment stockées dans un entrepôt au port depuis plusieurs années ont explosé et dévasté de grandes parties de la ville. Au moins 181 personnes sont décédées, plus de 6 000 ont été blessés, et environ 300 000 ont perdu leurs maisons.
La cause de la catastrophe, selon la plupart des citoyens, est la négligence du gouvernement et la corruption endémique. Elle a coïncidé avec une crise financière sans précédent et la pandémie mortelle de coronavirus. Il n’est pas étonnant que de nombreux Libanais aient perdu toute confiance dans la caste dirigeante.
« J’ai malheureusement réalisé que le Liban, tel qu'il est maintenant, avec le gouvernement que nous avons, ne peut plus fonctionner comme un pays indépendant, a affirmé Marita Yaghi, médecin et chercheuse de 25 ans. Non parce que nous n’avons pas les capacités, ni parce que nous n’avons pas le personnel, mais parce que les personnes qui sont déjà au gouvernement sont tellement attachées à leurs positions. »
« Le mandat serait mis en place pour une durée de dix ans, temporaire à 1000, juste afin d’aider à la transition vers un gouvernement indépendant dirigé par des Libanais. »
Adam Ouayda, étudiant en droit de 22 ans à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, a déclaré: « Si le mandat sert à orienter les réformes essentielles qui permettront à l'État libanais de devenir un État plus moderne, sans créer une forme de dépendance économique ou de contrôle sur le Liban, je serais plus enclin à le soutenir. »
Et d’ajouter que si un tel arrangement hypothétique servait un objectif stratégique ou militaire exploitant le Liban, il s'y opposerait.
Bien que de nombreux jeunes au Liban partagent le même avis que Yaghi à propos de la détermination de l’élite politique à s’attacher aux avantages du pouvoir, ils ne pensent pas tous que la solution au problème est un mandat français temporaire.
« Je ne crois pas que la colonisation au XXIe siècle devrait être considérée comme une option valide car elle supprime beaucoup de libertés dans le pays et, en fin de compte, un mandat est simplement une colonisation déguisée », explique Sarah Abi Raad, médecin de 25 ans.
Jeffrey Chalhoub, 22 ans, partage cet avis : « La mise en place du mandat français n’améliorera pas nécessairement les crises du Liban, mais ajoutera à notre incapacité à gouverner et à nous développer sans aucune influence extérieure. »
Les étudiants et les jeunes du Liban ont joué un rôle crucial dans les manifestations qui ont commencé le 17 octobre de l’année dernière à l’échelle nationale, appelant à mettre fin au confessionalisme et à la corruption. Des décennies de négligence et de mauvaise gestion du gouvernement ont abouti à la perte de 80 % de la valeur de la devise du pays. Une enquête réalisée par le Programme alimentaire mondial de l’ONU a permis de constater que près de la moitié des Libanais craignent de ne plus avoir assez d’argent pour se nourrir.
« Je crois que cette pétition n’est qu’un signe de désespoir — la population libanaise est tellement abattue, en colère et indignée contre le système politique actuel et contre les élites au pouvoir », estime Karim Émile Bitar, directeur de l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph.
« Ils en ont tellement ras-le-bol de ces truands qui les gouvernent depuis trente ans que cette idée — qui est, franchement, complètement ridicule et irréaliste — a commencé à circuler et à attirer des signatures. »
L’explosion du 4 août et ses conséquences ont réveillé les groupes de la société civile dans tout le pays, ajoute-t-il.
« Les politiciens et la caste dirigeante ont été totalement complaisants et inactifs depuis la dernière visite de Macron. C’est comme si cette dernière visite n’avait pas eu lieu, et ils n’ont absolument fait aucun progrès dans la formation d’un nouveau gouvernement. En revanche, les groupes de la société civile ont activement tenté d’agir de concert. Ils tentent de former une large coalition », a déclaré Bitar qui a cofondé, en 2017, Koullouna Irada, une organisation civique qui milite pour la réforme politique au Liban.
Cependant, l’objectif d’un front uni pour lutter contre l'emprise de l'élite dirigeante sur le pouvoir s'est avéré notoirement hors d’atteinte, différentes factions et groupes de la société civile refusant de s'entendre ou de faire des compromis sur certains points, notamment sur les questions sociales et économiques, sur les élections législatives anticipées et sur le désarmement du Hezbollah.
« La demande commune aujourd’hui, la demande sur laquelle sont d’accord la majorité des groupes d’opposition, est un gouvernement temporaire qui aurait des prérogatives législatives, explique Bitar. Ce n’est pas nouveau au Liban: entre les années 1950 et les années 1980, le Liban a eu sept gouvernements avec des prérogatives législatives, et plusieurs personnes estiment que ce serait absolument nécessaire aujourd’hui pour empêcher les partis politiques actuels de continuer à contrôler le gouvernement, comme ils l’ont fait sous le gouvernement du Premier ministre Hassan Diab. »
Le gouvernement de Diab a démissionné moins d’une semaine après l’explosion de Beyrouth, mais reste en place en tant que gouvernement intérimaire. Le président Michel Aoun a annoncé jeudi que des consultations obligatoires auraient lieu lundi pour désigner un nouveau Premier ministre, dans la perspective d'une nouvelle visite de Macron la semaine prochaine.
Selon les analystes, ce « brouillage » de dernière minute est peu susceptible d'entraîner un véritable changement et le gouvernement restera comme avant. C’est ce qui s’est produit lorsque le cabinet de Saad Hariri a démissionné trois semaines après le début des manifestations d’octobre et a été remplacé par le gouvernement de Diab soutenu par le Hezbollah.
« Aujourd'hui, tout le système libanais a besoin d’une refonte, indique Bitar. Il y a une nouvelle génération de Libanais qui réclame un changement radical, et il est temps de complètement repenser la manière dont le Liban est gouverné, politiquement et économiquement. »
Twitter: @Tarek_AliAhmad