LONDRES: Les enregistrements fuités dans lesquels Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères, critique le major-général assassiné Qassem Soleimani et le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), sont un indicateur de «luttes intestines au sein du régime», selon des analystes.
Dans un aveu remarquable, Zarif confirme le contrôle quasi-total exercé par Soleimani et ses alliés au sein du CGRI sur la politique étrangère.
Les enregistrements, longs de plusieurs heures, ont été diffusés pour la première fois par Iran International, une chaîne de télévision en langue persane.
On y entend, à titre d’exemple, Zarif se plaindre que les besoins du CGRI sur le champ de bataille en Syrie priment souvent sur ceux des diplomates iraniens et de la politique étrangère du pays dans son ensemble.
Si l’origine de la fuite est inconnue, elle survient néanmoins «à un moment sensible, à la fin de l’administration Rohani et avant l’élection présidentielle iranienne», explique Jason Brodsky, analyste principal pour le Moyen-Orient et rédacteur en chef à Iran International.
«Le ministère iranien des Affaires étrangères semble être aux prises avec certains éléments de l’écosystème médiatique en Iran en général, et qui tentent d’établir une ligne officielle parfois différente de celle véhiculée par l’administration Rohani», estime Brodsky.
Le ministère a «connu de véritables difficultés au cours des dernières semaines en raison des luttes intestines au sein du régime. Il est important de considérer cette histoire dans le contexte de ce combat parallèle», ajoute-t-il.
Il faudrait aussi considérer les «facteurs internationaux, avec les pourparlers nucléaires qui se déroulent à Vienne, et les facteurs liés à la politique locale, à savoir les élections présidentielles iraniennes prévues pour juin».
Mais au-delà du schisme politique qui sépare les politiciens favorables à l’accord nucléaire, tels que Zarif, et les extrémistes de la branche religieuse du gouvernement, la fuite expose un aspect fondamental de la politique étrangère iranienne: qui prend les décisions?
«Zarif brosse un tableau de la dynamique de pouvoir dans la République islamique que beaucoup d’observateurs ne sont pas près d’apprécier : le ministère des Affaires étrangères n’a pas d’autorité décisionnelle indépendante au sein de la République islamique», déclare Brodsky.
Asif Shuja, chercheur principal à l’Institut du Moyen-Orient de l’Université nationale de Singapour, explique à Arab News que ce déséquilibre est le résultat de l’ascension du CGRI au pouvoir depuis sa création lors de la guerre entre l’Iran et l’Irak.
«Le CGRI a été conçu dans le but de jouer un rôle spécifique dans la société iranienne, celui de protéger la Révolution islamique. Et à la tête de tout ce système se trouve le chef suprême», rappelle Shuja.
Au fil du temps, dit-il, le rôle du CGRI s’est élargi pour calquer celui d’une armée traditionnelle.
Le mandant initial consistait à garder le bureau du chef suprême et préserver son idéologie, suivi d’une mission de protection du territoire, ce qui lui permettra éventuellement d’éclipser le ministère des Affaires étrangères.
La situation a tellement dégénéré, poursuit Shuja, que le CGRI est devenu «un mini-État, ou un État à l’intérieur d’un autre».
Le CGRI contrôle désormais l’ensemble de l’arsenal de missiles balistiques de l’Iran. Il joue de plus un rôle de plus en plus actif dans la répression de la dissidence intérieure contre le régime, chose qui est devenue visible en novembre 2019, lorsque des centaines de manifestants ont été tués par les forces de sécurité soupçonnées d’appartenir à la milice Basij, la faction armée locale du Corps.
Shuja estime que le timing de la fuite de Zarif est difficile à considérer en dehors du contexte de la future présidentielle. Des factions radicales rivales pourraient très bien avoir «orchestré la fuite» dans une tentative de dissuader le ministre des Affaires étrangères, une figure modérée, de se présenter sa candidature.
La révolution islamique «s’est incarnée Qassem Soleimani. Le nier équivaut à nier des idées qui font partie intégrante de la République islamique», affirme Shuja, ce qui «ne présage rien de bon pour les chances de Zarif aux élections».
Cet article est la traduction d'un article paru sur Arab News.