MANILLE: L’histoire débute avec un petit chariot en bambou que Patricia Non installe dans un coin tranquille de la rue Maginhawa à Quezon City, il y a deux semaines.
La banque alimentaire sur roues lancée par Non à Maginhawa offre des produits alimentaires gratuits et des articles de première nécessité. Sur le chariot, une pancarte rappelle aux Philippins: «Donnez ce que vous pouvez, ne prenez que ce dont vous avez besoin».
Peu de temps après le 14 avril, date du lancement de l'initiative, Non, 26 ans, déclare dans une publication sur Facebook que l’objectif principal du garde-manger communautaire est «d'aider ceux qui croulent sous l'impact économique de la pandémie».
«Je suis consciente que cette banque alimentaire ne peut s'attaquer aux véritables causes de la faim, mais elle peut offrir un moment de répit aux personnes dans le besoin», dit-elle.
La publication est devenue virale, et d'autres Philippins ont commencé à reproduire «le petit geste» de Non. À présent, des centaines de garde-manger communautaires appuient la population épuisée par les vagues successives de coronavirus avec des repas gratuits, une expression de leur «Bayanihan», ou esprit de collaboration.
Une banque alimentaire mobile est garée sur la rue Disomangcop, à Marawi, une ville ravagée par la guerre. Uthman bin Mohammed, 27 ans, qui a contribué à créer le garde-manger, affirme que la signification est bien plus profonde pour eux.
L'initiative fait écho à «l’esprit du Ramadan», explique-t-il, un mois où l’on redouble de charité et d’entraide. Elle permet aussi de servir les personnes touchées par le siège de la ville en 2017 par des militants inspirés de Daech.
«À l'origine, la banque alimentaire de la communauté Marawi s’est inspiré de celle de Maginhawa à Quezon City», poursuit Mohammed, diplômé en études islamiques de l'Université d'État de Mindanao, dans un entretien avec Arab News.
«Cela dit, l’essence même du Ramadan est de faire davantage en termes de dons volontaires. Le jeûne nous fait ressentir la faim, ce pain quotidien des pauvres et des personnes dans le besoin (...) ce qui nous fait réaliser à quel point il est important de partager quelque chose avec eux (...) afin que nous puissions devenir généreux les uns envers les autres, encore un précepte de notre religion», ajoute-t-il.
Mohammad précise que le comptoir de Marawi, qu'il a mis en place avec des amis et des camarades de jeunesse de Lanao del Sur, n’a pas de commanditaire. Il s’appuie sur les dons en espèce et le soutien de volontaires intracommunautaires.
Dans un premier temps, ils avaient prévu d'installer le chariot sur la rue Disomangcop, un choix «adapté vu les circonstances». La plupart de ses habitants sont en effet originaires des zones les plus touchées de Marawi, majoritairement musulmane, et victime d'un combat long de cinq mois entre les forces gouvernementales et le groupe de Maute en 2017.
«Ce sont les personnes déplacées à l’intérieur du pays qui bénéficient de ce service», affirme Mohammed. Bientôt, se réjouit-il, il espère avec ses partenaires «créer une banque alimentaire sur roues qui pourra rejoindre davantage de personnes dans d'autres secteurs de la ville».
Dimanche, des garde-manger de la communauté halal ont également fait leur apparition dans d'autres quartiers de Mindanao, notamment Zamboanga City, Sulu et Cagayan De Oro City. Les comptoirs sont également ouverts aux non-musulmans.
À Malabon, au nord de Manille, Nina Louise Tesorero, 23 ans, s’est dite également ravie par le garde-manger Maginhawa. Elle en a installé un sur la route du gouverneur Pascual-Baritan, s'inspirant de son expérience lors d'un projet universitaire appelé «Pay It Forward » qu'elle a commencé il y a six ans.
«J'ai commencé par distribuer des paniers alimentaires, achetés avec mes économies, la veille de Noël aux résidents les moins fortunés de Malabon», confie-t-elle à Arab News.
L'initiative gagne du terrain et bientôt, Tesorero, avec un groupe d'amis, organise des collectes de fonds pour aider les résidents d'autres régions de Manille et des provinces avoisinantes.
Lorsque la pandémie du coronavirus à l’origine de la Covid-19 a pris d’assaut le monde, ils ont offert leur assistance aux conducteurs de jeepney et de tricycle à Manille, sans source de revenus après que le gouvernement ait imposé un confinement dans le cadre de mesures sanitaires.
Ils ont également distribué des vivres, des masques et des écrans faciaux aux travailleurs de première ligne non médicaux, tels que les livreurs de nourriture et les employés des postes de contrôle, et ce dans le cadre de l'initiative «Pay It Forward».
«Depuis sa création, la banque alimentaire a été accueillie à bras ouverts. Les gens viennent non seulement pour se servir, mais aussi pour donner de l'argent, de la nourriture et des articles d'épicerie », dit-elle. « Peu importe le montant (...), ils iront loin».
Cependant, l’initiative ne reçoit pas que des éloges. Le lieutenant-général Antonio Parlade, porte-parole du groupe de travail anticommuniste de haut niveau du gouvernement, établit un lien entre un nombre d’organisateurs et un groupe communiste rebelle.
Dans une interview, Parlade compare le succès des garde-manger communautaires «au travail de Satan». Ses commentaires ont suscité un tollé.
Dans un point de presse virtuel jeudi, le chef d’état-major des Forces armées, le général Cirilito Sobejana, a refusé de commenter les déclarations de Parlade. Il a cependant affirmé le soutien total de l’armée aux efforts humanitaires en cours.
«Nous sommes aux prises avec la Covid-19 (…) Nous faisons face à beaucoup de problèmes. Certains secteurs de notre société sont touchés par le confinement. Les gens ne peuvent pas gagner leur vie. Ce geste que de nourrir nos frères les moins fortunés est un acte humanitaire que vos Forces armées soutiennent fermement», dit-il.
Sobejana a ajouté qu'il a déjà donné l’ordre à toutes les unités de l’armée, en particulier à l'Unité des opérations civilo-militaires, d'organiser et de soutenir l'initiative.
«Indépendamment de leur foi, tant qu'ils aident de bonne fois, nous les soutiendrons. Nous sommes prêts à apporter notre aide à la demande des unités gouvernementales locales et du ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales et, si nécessaire, à déployer les cuisines mobiles de l'AFP (l’armée, NDLR), là où elles sont requises», déclare le secrétaire à la Défense, Delfin Lorenzana.
La semaine dernière, le sénateur Panfilo Lacson a signalé que les banques alimentaires de fortune peuvent être interprétées comme «un signe de désespoir».
«C'est bien de voir, à travers les garde-manger communautaire, l'entraide des voisins et des habitants du barangay (village). Mais c'est aussi un signe de désespoir. Les gens ne peuvent plus compter sur le gouvernement pour les aider», indique-t-il.
Pendant ce temps, Dindo Manhit, président du groupe de réflexion Stratbase ADR Institute, explique à Arab News que l'initiative du garde-manger reflète les moyens de gestion au niveau communautaire de la crise sanitaire persistante due à l'échec du système de gouvernance et ses conséquences économiques. Ces moyens découlent essentiellement des valeurs de la culture civique.
«Je suis intimement convaincu que nous allons (…) nous relever de la Covid-19 grâce à une approche exhaustive portée par la société, et non grâce à (l'ensemble) du gouvernement sur lequel s’articule la réponse de l'administration (du président Rodrigo) Duterte», affirme Manhit à Arab News.
Cet article est la traduction d'un article paru sur Arab News.