ANKARA - Le débat qui tourne autour de la dissolution du Parti démocratique du peuple (HDP) pro-kurde - le troisième plus grand parti du Parlement turc - suscite des craintes au sujet de la répression des électeurs kurdes, comme ce fut le cas dans les années 1990.
Devlet Bahceli, le dirigeant du Parti d'action nationaliste (MHP), allié du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, appelle régulièrement à l'interdiction du Parti démocratique du peuple (HDP), arguant que ce parti maintient des liens « organiques » avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), accusé d’être hors-la-loi ; accusation que ce dernier réfute.
Cependant, des sources confient à Arab News que le gouvernement œuvre plutôt à élaborer des plans alternatifs visant à saper le soutien de la population au parti kurde et à paralyser ses activités politiques et financières.
Bon nombre de partis kurdes ont été interdits dans le passé, ce qui a favorisé la naissance de nouveaux partis disposant d'une base d'électeurs plus importante.
En ce moment, le gouvernement tente de suspendre l'immunité parlementaire de tous les députés du HDP qui font l'objet de poursuites pour terrorisme. À ce jour, 56 députés de ce parti sont soumis à 914 poursuites judiciaires.
Une fois ces dossiers examinés au parlement, et grâce au soutien de l'AKP et de son allié le MHP, les députés risquent d'être arrêtés en raison de liens de « terrorisme ».
Figen Yuksekdag et Selahattin Demirtas, anciens co-présidents du HDP, se trouvent toujours derrière les barreaux pour des accusations de terrorisme. En outre, des dizaines de responsables turcs du parti kurde ont été arrêtés lundi à la suite de la mort de 13 citoyens turcs, dont des policiers, des soldats et des agents de renseignement, qui étaient détenus par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dans le nord de l'Irak.
Jusqu'à présent, le gouvernement s'est emparé autoritairement de plus de 47 des 65 municipalités conquises auparavant par le HDP dans les provinces à majorité kurde lors des élections locales de 2019. En effet, le gouvernement a remplacé les maires par des administrateurs, au terme d’enquêtes « liées au terrorisme » engagées contre les maires du HDP.
Lors d'une conférence de presse tenue le 17 février, l'Association des droits de l'homme a averti que les maisons des membres du HDP ayant participé à des manifestations pacifiques, ont été transformées en prison en raison des peines d'assignation à résidence de plus en plus nombreuses.
Une nouvelle enquête menée par la société pro-gouvernementale Optimar a révélé que 66 % des personnes interrogées étaient favorables à l'interdiction du HDP.
En outre, le seuil électoral en vigueur en Turquie risque d'être réduit de 10 à 5 %. Cela pourrait diminuer le soutien de la population au HDP, dans la mesure où les électeurs qui ne sont pas d'habitude des électeurs de base du parti kurde le soutiennent pendant les élections pour éviter qu'il ne reste en dessous du seuil.
Selon Roj Girasun, directeur du Centre de recherche Rawest basé à Diyarbakir, les discussions sur la suppression du HDP du paysage politique renforcent davantage les sentiments hostiles à l'AKP parmi les électeurs kurdes.
« Compte tenu du système exécutif présidentiel, le pouvoir des partis politiques ainsi que celui du parlement ont été quasiment anéantis. Si le HDP est dissous, ses électeurs seront davantage motivés à soutenir le camp anti-Erdogan lors des prochaines élections, en raison de la polarisation accrue dans le pays », déclare-t-il à Arab News.
Au cours des élections législatives et présidentielle de 2023, environ 2 millions de jeunes Kurdes voteront pour la première fois. « Selon nos estimations, le HDP représente le premier choix pour ces nouveaux électeurs. La part des électeurs qui lui sont fidèles se situe entre 7 et 8 % », affirme-t-il.
A présent, la question principale qui se pose en Turquie est de voir si le MHP, allié du gouvernement, exercera, à travers son potentiel de vote nationaliste, assez de pression sur le gouvernement pour obtenir la dissolution du HDP.
Le directeur de la communication du président turc, Fahrettin Altun, a tweeté dimanche une vidéo avec le message « Le PKK et le HDP ne font qu'un ».
Selon Galip Dalay, un chercheur et docteur diplômé de l'Université d'Oxford, les débats sur la dissolution du HDP doivent plutôt s'articuler autour de la différence entre ce qui convient à la Turquie et ce qui convient au gouvernement au pouvoir.
À la suite de la mort tragique d'officiers turcs dans le nord de l'Irak, la dissolution du HDP est désormais bien plus probable ...
Galip Dalay, Chercheur
« À la suite de la mort tragique d'officiers turcs dans le nord de l'Irak, la dissolution du HDP est désormais bien plus probable. Je prévois que le gouvernement adoptera une politique dure pour pallier l'échec de l'opération de sauvetage des 13 otages », déclare-t-il à Arab News.
Les experts soulignent que toute décision d'interdire le HDP prouvera que le gouvernement privilégie ses avantages électoraux au détriment des éventuelles réponses de la communauté internationale, notamment dans le cadre de l’attention accrue que l'administration du président américain Joe Biden porte aux lacunes en matière de démocratie dans les pays alliés des Etats-Unis.
Cependant, M. Dalay estime que le président turc Recep Tayyip Erdogan hésite à présent sur l’attitude à prendre pour s’assurer un soutien populaire plus important lors des prochaines élections. « Il ne s'oppose pas catégoriquement à l'interdiction du HDP. Cependant, il pourrait adopter des mesures amenant le Trésor à priver le HDP de toute aide financière », affirme-t-il.
« À la suite de la dernière vague d'arrestations, le gouvernement a en effet paralysé le HDP sur le plan politique en arrêtant des responsables du parti, haut placés et autres », précise M. Dalay.
Ce texte est la traduction d’un article paru sur Arabnews.com