PLOURHAN: Il publiait ses premiers dessins il y a quarante ans: à 56 ans, l'auteur et dessinateur breton Emmanuel Lepage a déjà derrière lui une oeuvre multiprimée à l’univers riche et diversifié, dont le dernier album, "Cache-cache bâton", est sans doute le plus personnel.
Ces dernières années, dans son atelier lumineux en pleine campagne bretonne à quelques kilomètres de la mer, ont pris vie "Muchacho" (2004 et 2006), la première oeuvre entièrement réalisée par l'auteur (scénario, dessin et couleurs), "Un printemps à Tchernobyl" (2012) ou encore "Ar-Men, l'enfer des enfers" (2017).
Lui qui, comme la plupart des enfants, aimait dessiner, a vite eu aussi "le désir de raconter des histoires". Le déclic est venu des Archives d'Hergé, dévorées vers ses dix ans.
"Ca m'a fait prendre conscience que ça peut être un travail et que ça doit être un métier merveilleux de raconter des histoires", se remémore cet homme chaleureux à l'allure toujours juvénile malgré la chevelure et la barbe blanchies.
"Honnêtement", Emmanuel Lepage n'a "jamais envisagé de faire autre chose dans la vie (...) Mais si je voulais qu'on me fiche la paix, il fallait faire des concessions" et apaiser l'inquiétude des parents.
Va donc pour l'école d'architecture après le bac, mais il n'ira pas au bout. Premiers dessins publiés à 16 ans et deux albums à son actif à 22 ans.
"Le fait de pouvoir gagner assez vite des sous avec le dessin m'a permis d'avoir cette paix", relève celui qui rend hommage à son "maître" Jean-Claude Fournier pour lui avoir ouvert les portes de son atelier à l'adolescence.
Sur la table de la salle à manger familiale aux murs tapissés de livres, il présente des éditions de ses albums traduits dans de nombreuses langues occidentales mais aussi en chinois, japonais ou coréen. Il s'amuse de voir la Chine et les Etats-Unis se rejoindre dans la censure de certaines de ses vignettes pourtant bien sages. "Ce sont des puritains", sourit-il.
«Liberté» et «créativité»
Ses publications, au départ essentiellement de fiction, vont rapidement s'enchaîner, souvent en collaboration. Puis, au tournant des années 2010, "un peu par hasard", Emmanuel Lepage entame une période de bandes dessinées de reportage. Et il y prend goût.
Car, à l'encontre du travail solitaire du bédéïste, "la BD de reportage permet de rencontrer plein de gens (...) et de s'enrichir de ces échanges", comme il l'a fait aux Kerguelen avec le "Voyage aux îles de la Désolation" (2011).
Parallèlement, depuis 20 ans, ce père de deux enfants recherchait les chemins de sa propre enfance. Il rêvait de ces années de "liberté" et de "créativité" passées entre cinq et neuf ans, au début des années 1970, dans une communauté laïque fondée près de Rennes par plusieurs couples de la classe moyenne issus du catholicisme social.
Patient et obstiné, il a beaucoup écouté: un vrai travail d'enquête mené au fil des ans auprès de ses parents et des témoins de cette période qui reste en lui comme une parenthèse enchantée, dévoilée dans "Cache-cache bâton" chez Futuropolis.
Dans ses souvenirs, "le côté chrétien" de cet habitat partagé dans la foulée de Vatican II "m'avait totalement échappé", reconnaît-il.
S'appuyant alors sur des structures comme l'abbaye de Boquen où, avant 1968, étaient déjà débattus "le rôle des femmes dans l'Eglise ou la question du célibat des prêtres", le mouvement "la Vie nouvelle", qui cimentait la communauté, prône des valeurs d'humanité, de justice sociale, de lutte contre la pauvreté et l'exclusion.
Avec le croquis toujours très soigné et la mise en page recherchée qui caractérise son travail, l'auteur redonne vie à cette communauté précurseure et utopiste, en quête d'un autre monde plus fraternel.
Sur la dernière planche de l'album, une montgolfière chargée d'enfants vogue parmi les oiseaux au-dessus d'une mer de nuages. Seule légende, comme une clé: "Je suis de là". Une enfance qui a fait l'homme.