PUNTA ARENAS : Leader étudiant, député à 27 ans, président à 35, Gabriel Boric souffle un vent de jeunesse sur la politique chilienne. Depuis les bancs de l'université de droit à Santiago, ce millenial à la barbe épaisse aspire à transformer radicalement son pays.
"Si le Chili a été le berceau du néolibéralisme en Amérique latine, il sera aussi son tombeau", avait-il déclaré lors de sa proclamation de candidature.
Depuis, le ton s'est modéré, et il expliquait vouloir instaurer au Chili "quelque chose qui, en Europe, parait assez évident : garantir un Etat-providence afin que chacun ait les mêmes droits, quel que soit l'argent qu'il a dans son portefeuille".
Il a construit sa critique de la démocratie dans laquelle il a grandi et qui a perpétué un modèle économique établi sous la dictature (1973-1990) faisant du Chili le pays le plus inégalitaire de l'OCDE, avec une classe moyenne endettée pour pouvoir payer les frais d'éducation, de santé et une retraite privée.
«Mêmes droits»
Il est l'héritier politique du soulèvement social de 2019 pour une société plus juste qui a remis en question "le modèle de développement et a demandé pourquoi ce que nous pensions être des droits sociaux était privatisé, pourquoi l'éducation était un privilège et non un droit, pourquoi il y avait des soins de santé pour les riches et les pauvres, pourquoi les retraites étaient un business".
En couple avec une politologue, sans enfant, il est originaire de l'extrême sud du Chili, de Punta Arenas, l'une des villes les plus australes du monde considérée comme la porte de l'Antarctique, sur les rives des eaux glacées du détroit de Magellan.
Il a grandi aux côtés de ses deux frères cadets dans une famille sympathisante des partis socialiste et démocrate-chrétien, et a étudié à la British School de sa ville avant de rejoindre l'université de Santiago, où il n'a pas fini son cursus diplômant.
Son père, Luis Boric, un ancien ingénieur-chimiste de 75 ans, raconte que son fils a commencé à forger ses idéaux politiques dès son plus jeune âge avec les messages "soyons réalistes, exigeons l'impossible" ou "la raison fait la force" peints sur le mur de sa chambre.
Sa mère dit avoir toujours été "opposée aux responsabilités" qu'il prenait à la faculté de peur qu'il ne rate ses études. En 2011-2012, Gabriel Boric est devenu président de la Fédération des étudiants de l'université du Chili (FECH) lors du grand mouvement étudiant réclamant une réforme du système éducatif, essentiellement privé.
De la contestation de 2019 à l'élection de Gabriel Boric
SANTIAGO DU CHILI : Les temps forts au Chili, de l'éclatement en octobre 2019 d'une crise sociale qui a fait une trentaine de morts, jusqu'à l'élection dimanche de Gabriel Boric.
Violents affrontements
Le 18 octobre 2019, Santiago connaît de violents affrontements entre forces de l'ordre et manifestants contestant une hausse du prix du ticket de métro.
Le président décrète l'état d'urgence dans la capitale.
Le 19, des milliers de personnes défilent à Santiago contre les inégalités. Nouveaux heurts malgré une suspension de la hausse du ticket de métro.
Pour la première fois depuis la fin de la dictature d'Augusto Pinochet (1973-1990), des milliers de militaires sont déployés dans les rues. Un couvre-feu nocturne est décrété à Santiago.
«Le Chili s'est réveillé»
Des heurts et pillages ont lieu à Santiago. L'état d'urgence est étendu à plusieurs régions. Les manifestants scandent "le Chili s'est réveillé".
Une demande de "pardon" du président et des mesures sociales n'empêchent pas un appel à la grève générale.
Le 25 octobre, 1,2 million de Chiliens manifestent à Santiago. Les jours suivants, le couvre-feu est suspendu, l'état d'urgence levé et le gouvernement largement remanié.
En novembre, le Chili renonce à organiser un sommet de l'APEC puis en décembre la conférence climatique COP25.
Référendum sur la Constitution
Le 15 novembre, un accord historique entre partis politiques prévoit un référendum pour changer la Constitution, héritée de la dictature, une des principales revendications des manifestants.
Début décembre, le gouvernement présente un plan de 5,5 milliards de dollars. Le président annonce une prime exceptionnelle pour 1,3 million de familles. Le parlement approuve une augmentation du minimum vieillesse.
Le 13, l'ONU dénonce les "multiples violations des droits humains" par la police.
En janvier 2020, le président annonce une réforme du système de santé, puis une contribution des employeurs aux cotisations retraite.
Coronavirus, référendum reporté
Fin janvier, de nouvelles violences font quatre morts après une période d'accalmie, rythmée par des manifestations chaque vendredi à Santiago.
Nouveaux affrontements le 23 février à Viña del Mar (centre) puis début mars dans plusieurs villes.
Le président annonce une réforme de la police.
Le 18 mars, le Chili décrète l'état de catastrophe face au coronavirus, entraînant une parenthèse dans la contestation.
Le référendum d'avril est reporté à octobre.
Mi-août, Santiago entame un long déconfinement, jusqu'à fin septembre. Les manifestations reprennent.
Le 18, des dizaines de milliers de Chiliens manifestent pour le premier anniversaire de la contestation, terni par des affrontements et l'incendie de deux églises.
Vers une nouvelle Constitution
Le 25 octobre 2020, les Chiliens approuvent par référendum la rédaction d'une nouvelle Constitution (79% des voix).
Fin mars 2021, le Chili reconfine 80% de sa population. En avril, en raison de la pandémie, l'élection de la Constituante est reportée.
Mi-mai, le scrutin aboutit à l'élection de 48 candidats indépendants sur 155 membres, dans une assemblée où aucune coalition n'obtient de majorité.
Elisa Loncón, une universitaire mapuche, est élue début juillet à la tête de la Constituante, qui doit plancher sur la nouvelle Loi fondamentale pendant neuf mois minimum, douze maximum.
Une campagne polarisée
La victoire de Gabriel Boric le 19 décembre est venue mettre un terme à une campagne de second tour excessivement polarisée, axée sur le discrédit du concurrent, entre le candidat de la gauche progressiste, alliée au Parti communiste, Gabriel Boric, et celui d'extrême-droite, José Antonio Kast.
Peur du "communisme" pour les uns, peur d'un retour aux années de dictature Pinochet (1973-1990) pour les autres, les fantasmes ont été alimentées dès la fin du 1er tour le 21 novembre.
Le président Sebastian Piñera s'est désolé des "confrontations" et "disputes".
Le débat télévisé de l'entre deux tours n'a pu s'extirper des polémiques personnelles et s'est trouvé dépourvu de propositions concrètes.
"Pour dissiper les doutes du candidat d'extrême droite, voici les résultats de mon test de dépistage de drogue. Stop aux mensonges", a notamment lancé M. Boric pour faire taire les insinuations de son adversaire.
Racines
En 2013, il a utilisé la maison familiale comme quartier général de campagne pour son premier combat législatif, rassemblant amis et bénévoles, et remporté l'année suivante le siège de député de la région de Magallanes.
Cette victoire a changé la vision de sa mère : "je me suis rendu compte que pour Gabriel, c'était un apostolat et j'ai arrêté de me battre (...) je voulais une vie plus confortable, plus classique" pour lui, dit Maria Soledad Font.
"Son honnêteté et sa transparence, son ouverture au dialogue, sont deux des plus grandes vertus de Gabriel, et chez un futur président pour le Chili, c'est crucial", dit de lui son frère Simon Boric, un journaliste de 33 ans.
Dès son plus jeune âge, Gabriel Boric a eu un grand amour des livres et tissé aussi un lien très fort avec ses racines à Punta Arenas, la ville qui au début du XXe siècle a accueilli ses aïeux migrants, croates et catalans.
"Ca me détend de lire beaucoup", dit l'homme au bras tatoué d'un phare éclairant une île déserte. "Je viens du sud de la Patagonie, là où le monde commence, là où toutes les histoires et l'imagination se rejoignent, dans le détroit de Magellan, qui a inspiré tant de beaux romans".
Lors de sa campagne victorieuse de la primaire à gauche, il a grimpé face aux caméras sur un énorme cyprès, comme il le faisait lorsqu'il était enfant. Cette image est devenue le symbole de sa campagne.
"Il s'y isolait, ce pouvait être avec un livre, pour réfléchir ou méditer", raconte son père.