. Le récit du périple de Ludovico rencontre un succès immédiat qui lui vaut d’être traduit dans plusieurs langues européennes
. Tout au long de son aventure, Ludovico remplit son carnet de
voyage d’une riche description des lieux, événements et souvenirs
L’un des premiers voyageurs européens qui ait visité la région connue aujourd’hui sous le nom de « royaume d’Arabie saoudite » était l’Italien Ludovico di Varthema (v. 1470-1517), qui a effectué entre 1502 et 1508 un voyage au Moyen-Orient, en Arabie et dans une importante partie de l’Asie. Le récit du périple, publié en italien en 1510, rencontre un succès immédiat qui lui vaut d’être traduit dans plusieurs langues européennes, dont une édition française partielle en 1556.
Épris d’aventure et de découverte, Ludovico quitte l’Italie vers la fin de 1502 et arrive à Alexandrie au début de 1503. Après avoir visité l’Égypte, il prend le bateau vers le Liban, et accoste à Beyrouth. Il visite ensuite les prestigieuses villes de la région telles que Tripoli et Alep avant de se rendre à Damas. Installé à Damas, Ludovico s’attache pendant plusieurs semaines à apprendre les rudiments du dialecte local et il réussit à gagner la confiance d’un capitaine de l’administration mamelouke de la ville. C’est ainsi que, moyennant une somme d’argent, il rejoint sous le pseudonyme de « Younes » (Jonas) le convoi du Hajj vers La Mecque. La traversée, un trajet de plus de mille six cents kilomètres, dure quarante jours.
Partant de Damas, la caravane syrienne compte plus de quarante mille pèlerins, trente-cinq mille chameaux ainsi qu’une soixantaine de mamelouks, dont notre Younes, chargés d’assurer la sécurité. Après plusieurs jours, établie dans la ville méridionale de Muzayreb en vue de se procurer les provisions indispensables au voyage, la caravane quitte la Syrie, traverse la Jordanie et pénètre dans la province saoudienne de Tabouk, probablement par l’actuel site de Halet 'Ammar.
Après avoir décrit la ville de Médine et les rites du pèlerinage à La Mecque, Ludovico se sépare du cortège des pèlerins et arrive au port de Djeddah. Il embarque aussitôt sur la mer Rouge vers Jizan, puis Aden où, accusé d’espionnage pour le compte des Portugais, il est emprisonné pendant plusieurs mois. Ludovico visite ensuite plusieurs villes du Yémen, avant de quitter Aden, en direction de la Perse et de l’Inde, ainsi qu’il le déclare dans son récit de voyage. Une tempête le force à se réfugier dans les ports de Zeyla et Berbera (actuellement en Somalie). Il rejoint alors un bateau de marchandises en escale dans deux ports indiens, avant de rebrousser chemin vers Mascate (Oman). De là, Ludovico se lance à la découverte de l’Asie, dont actuellement l’Iran, le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh, le Myanmar, la Thaïlande, la Malaisie et l’archipel indonésien. Java étant la dernière étape, il revient par voie de mer, sur un bateau portugais qui contourne l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, fait halte dans plusieurs ports insulaires et regagne Lisbonne en dernier lieu.
Tout au long de son aventure, Ludovico remplit son carnet de voyage d’une riche description des lieux, événements et souvenirs. Il fournit de façon plus ou moins précise, voire parfois de façon incomplète, des informations sur les routes médiévales reliant les régions aussi bien par terre que par mer, sur les traditions culturelles, folkloriques, culinaires, ethniques et sociales.
Doté d'un style vif, fluide, spontané et réaliste, il décrit la flore et la faune, les us et coutumes, les mœurs et rites religieux, dont il reproduit même légendes et rumeurs, et n’hésite pas à faire le récit de ses infortunes personnelles.
Néanmoins, le voyageur européen n’a pour points de repère que les références coutumières de sa vie italienne. C’est ainsi qu’il compare l’étendue de la ville du Caire à celle de Rome ; la mosquée des Omeyyades à Damas lui rappelle la basilique Saint-Pierre à Rome ; et l’ampleur de la Grande Mosquée de La Mecque ne fait qu’évoquer la majesté du Colisée.
D’autre part, l’attitude de Ludovico vis-à-vis de l’islam reflète l’incompréhension de la chrétienté occidentale. En effet, le voyageur, pour introduire le terme « mosquée » auprès de ses lecteurs européens chrétiens, se sert de l’expression « église » ou « temple » des musulmans.
Soucieux d’illustrer les observations de Ludovico, nous reproduisons quelques realia qui composent son récit : à Damas, un chevrier avait l’habitude de promener son troupeau dans les rues de la ville à l’affût d’un client. À l’appel de ce dernier, le berger amenait alors la chèvre jusque dans sa maison ou dans sa chambre, afin de traire la quantité de lait souhaitée.
Dans un autre registre, le récit du voyage fournit une des plus anciennes peintures occidentales de la pêche traditionnelle des perles en Arabie. Les pêcheurs pendent deux grosses pierres rattachées par des cordes épaisses, l’une à la poupe et l’autre à la proue, afin que le bateau demeure stable. Une troisième pierre, également attachée à une corde, est jetée au fond de l’eau. Le pêcheur accroche ensuite une pierre à ses pieds et des sacs autour de son cou, plonge dans l’eau et y reste aussi longtemps qu’il le peut, afin de trouver les huîtres qui hébergent des perles. Quand il les trouve, il les enfouit dans les sacs, puis lâche la pierre qui retient ses pieds, avant de remonter par l’une des cordes.
Quant au témoignage concernant Médine et La Mecque, il représente l’une des plus anciennes descriptions occidentales des deux villes, et l’un des derniers documents de l’époque mamelouke qui précèdent les grandes transformations urbaines réalisées par les Ottomans.
Varthema dit que non loin de Medinat al-Nabi (Médine, ville du Prophète), les pèlerins font halte près d’un puits où ils se lavent et changent leurs vêtements avant d’entrer dans Médine.
La ville possède des murailles en terre, mais ses maisons sont bâties en pierre. D’un climat aride, elle n’offre dans son entourage qu’un jardin d’une cinquantaine ou d'une soixantaine de dattiers. Là, les caravanes puisent l’eau dans un réservoir auquel on accède par vingt-quatre marches.
Le voyageur italien profite également de sa description pour réfuter une idée fantaisiste qui circulait à l’époque en Europe, selon laquelle le corps du Prophète serait suspendu dans les airs à La Mecque. En réponse, il propose une description détaillée de la mosquée et de la tombe du prophète à Médine, s’attardant sur la grandeur de la mosquée, ses portes, ses galeries couvertes, ses colonnades…
Il fait remarquer en outre la présence de quarante-cinq livres, lesquels contiennent la vie et les commandements du Prophète, tout comme les principes de la religion musulmane. L’espace funéraire abrite la tombe du prophète ainsi que celles de ses compagnons Abou Bakr et 'Omar ibn al-Khattab. À cette liste, Varthema ajoute à tort les tombeaux d'Othman ibn 'Affan, d'Ali ibn Abi Taleb et de sa femme Fatima. Dans la présentation de chacune de ces personnalités, quand il parle d'Abou Bakr, Varthema le présente ainsi : « celui dont nous dirions qu'il fut cardinal, et qui voulait être pape ».
Après trois jours à Médine, la caravane poursuit sa marche vers La Mecque, en suivant un itinéraire que Varthema trace bien vaguement. Tour à tour, le voyageur parle d’un puits de saint Marc, d’une mer de sablon et d’autres localités non identifiées.
La « très noble cité de La Mecque » est soigneusement décrite par Varthema. C’est une ville peuplée de six mille familles, dont les maisons « sont très belles et bonnes, ainsi que les nôtres ».
La Mecque ne possède pas de murailles, elle est cependant protégée par les montagnes qui assurent quatre passages vers l'intérieur. La ville manquant de végétation et de sources d’eau, les vivres y sont acheminés du Caire, capitale mamelouke, par le port de Djeddah. D’autres produits viennent du Yémen et d’Éthiopie. Les marchandises vendues dans les souks de La Mecque sont bien variées. L’Inde et l’Éthiopie fournissent pierres précieuses et épices ; du Bengale, dans l’actuel Bangladesh, arrivent le coton et la soie et, enfin, les substances odoriférantes d’autres pays.
Suit une description explicite, mais parfois peu précise, de la Grande Mosquée de La Mecque, de la Kaaba qui est le plus important sanctuaire de l’islam, ainsi que des rituels du Hajj. Parmi les curiosités de la ville, Varthema parle des quinze mille ou vingt mille pigeons qui laissent des dégâts dans toute la ville et que personne n’ose toucher, car on croit qu'ils appartiennent à la race du pigeon qui murmura dans l’oreille du Prophète. L’Italien évoque également les deux licornes vivantes offertes par le roi d’Éthiopie, que ses propres commentateurs n’ont jamais pu identifier de façon exacte.
En bref, le voyage de Ludovico di Varthema constitue une étape d’une série de voyages effectués par des Européens qui ont le mérite de dévoiler la richesse des « autres mondes », et qui contribuent notamment à l’élaboration d’un long processus historique qui, à partir du XVIIIe siècle, aboutira à un échange moins apologique, car plus scientifique, entre l’Europe et l’islam.
L'auteur est le directeur de la bibliothèque centrale de l'Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban.