L’Andalousie revisitée
Huit siècles de domination musulmane en Espagne, au cours desquels la culture et la science arabes ont prospéré, se reflètent non seulement dans l'art et les bâtiments magnifiques de l’Andalousie, mais aussi dans l’âme et l'ADN de ses descendants.
Jamais l'anéantissement d'un peuple n'a été plus total que celui des Mauro-Espagnols. Où sont-ils? Posez la question aux rives de la Barbarie et ses lieux déserts où les vestiges exilés de leur empire autrefois puissant ont disparu… Leur lieu d’adoption et d’occupation depuis des siècles refuse de les reconnaître autrement qu’en tant qu’envahisseurs et usurpateurs. Quelques monuments brisés sont tout ce qu’il reste pour témoigner de leur puissance et de leur domination, pareils à des rochers solitaires, repoussés loin dans l'intérieur des terres, après une grande inondation. Telle est l'Alhambra… un palais oriental au milieu des édifices gothiques de l'Occident; souvenir élégant d'un peuple courageux, intelligent et gracieux, qui a conquis, gouverné, prospéré et puis a disparu.
La légende raconte que lorsque le dernier souverain de l'émirat de Grenade partit en exil en 1492, il arrêta son cheval en un point culminant des montagnes de la Sierra Nevada, se retourna sur sa selle et soupira, en jetant un dernier regard au loin sur l’Alhambra, le spectaculaire palais fortifié érigé par ses ancêtres. Il symbolisait la richesse des joyaux culturels que huit siècles d'occupation musulmane avaient éparpillés dans le paysage de l'identité espagnole.
Eh bien, Abu Abdallah Mohammed XII était en droit de soupirer! Son expulsion par les armées des monarques chrétiens Isabelle 1re de Castille et son mari Ferdinand II d'Aragon a mis fin à près de huit cents ans de domination islamique dans la péninsule Ibérique.
Vraie ou non, cette histoire résume la réalité de la longue domination musulmane sur le territoire saisi par le califat omeyyade en 711 et connu sous le nom d'Al-Andalus, y laissant un riche héritage, évident aujourd'hui dans la langue, les coutumes, l'architecture et même la composition génétique de l'Espagne moderne.
Rien ne symbolise mieux cette présence architecturale que l'Alhambra, complexe de bâtiments commencé comme une petite forteresse musulmane vers 889, puis rénové et agrandi de manière spectaculaire au milieu du XIIIe siècle par Mohammed ibn Yusuf ibn Nasr, le fondateur de l'émirat de Grenade.
L'Alhambra, tout comme la dynastie nasride fondée par Mohammed Ier, était destinée à être la dernière et peut-être la plus grande expression de la grandeur de l'influence musulmane en Ibérie. La beauté du complexe du palais et de ses environs, de la paisible cour des Lions à la salle des Abencerrajes, a été célébrée par les écrivains et les artistes au fil des siècles.
Parmi les plus fascinés par l’Alhambra, on compte l'auteur et historien américain Washington Irving, qui, au printemps 1829, se rendit de Séville à Grenade pour contempler de ses propres yeux le légendaire palais.
Irving et son compagnon de voyage, un diplomate de l'ambassade de Russie à Madrid, ont eu le privilège de séjourner à l'Alhambra, dans les quartiers déserts du gouverneur absent.
Là, ils dormaient à même le sol, passant leurs journées à explorer tous les recoins du grand complexe et leurs nuits à écouter les murmures des fantômes qui hantaient selon les dires de tous les habitants.
Il ressort clairement de Tales of the Alhambra, le récit d'Irving de son séjour publié en 1832, que l'écrivain tomba immédiatement sous le charme de l'endroit.
« Pour le voyageur imprégné d'un sens de l'histoire et de la poésie, si indissolublement liées dans les annales de l'Espagne romantique, l'Alhambra est… un objet de dévotion », écrit-il.
C’était, a-t-il ajouté, « la demeure royale » des dirigeants musulmans, où, « entourés des splendeurs et des raffinements du luxe asiatique, ils dominaient ce qu'ils considéraient comme le paradis sur terre, et livrèrent leur dernière bataille pour leur empire en Espagne. »
La cour des Lions en particulier a saisi l’imagination d’Irving. « Aucune partie du complexe ne donne une idée plus complète de sa beauté originelle que celle-ci, car aucune n'a aussi peu souffert des ravages du temps », écrit-il.
« Au centre se trouve la fontaine rendue célèbre par les chansons et les récits. Les bassins d'albâtre répandaient encore leurs gouttes de diamant; les douze lions qui les soutiennent, et donnent son nom à la cour, déversent encore des ruisseaux de cristal comme au temps de Boabdil » – le terme de Boabdil étant une déformation castillane du nom de Mohammed XII, Abu Abdallah.
Dans Tales of the Alhambra, le poète et l’historien en Irving ont uni leurs forces pour apprécier non seulement l'Alhambra, mais aussi la grande entreprise que furent huit cents ans de domination musulmane en Ibérie.
Les musulmans, écrivait Irving, avaient « cherché à établir en Espagne une domination pacifique et permanente. En tant que conquérants, leur héroïsme n'a d'égal que leur modération; et dans l’un comme dans l’autre, pour un temps, ils ont surpassé les nations avec lesquelles ils ont combattu. »
Jetant les bases de leur pouvoir « à travers un système de lois sages et équitables, cultivant avec diligence les arts et les sciences, et promouvant l'agriculture, les manufactures et le commerce; ils formèrent progressivement un empire inégalé en prospérité par aucun des empires de la chrétienté. Attirant avec diligence autour d'eux les grâces et les raffinements qui ont marqué l'empire arabe d'Orient, à l'époque la plus élevée de sa civilisation, ils ont diffusé la lumière du savoir oriental à travers les régions occidentales d’une Europe obscure. »
Les villes de l'Espagne arabe, comme le notait Irving, « devinrent le lieu de villégiature des artisans chrétiens, qui venaient s’y instruire dans les arts utiles. Les universités de Tolède, de Cordoue, de Séville et de Grenade furent recherchées par les pâles étudiants d'autres pays qui venaient s’y familiariser avec les sciences des Arabes et les traditions précieuses de l'Antiquité. »
D'autres sont venus à Cordoue et à Grenade, « pour s'imprégner de la poésie et de la musique de l'Orient; et les guerriers vêtus d'acier du Nord s’y sont précipités pour accomplir leur formation dans les exercices gracieux et les usages courtois de la chevalerie. »
Le « règne serein et heureux d'Irving dans l'Alhambra » a été « soudainement interrompu », selon lui « par des lettres qui m'arrivaient, alors que je m’adonnais au luxe oriental dans la fraîcheur des bains, me convoquant loin de mon Élysée musulman pour me mêler à nouveau à l'agitation et aux affaires du monde poussiéreux. »
Comment, se demandait-il, « pourrais-je retrouver peines et tourments, après une telle vie de repos et de rêverie! Comment supporter la banalité du quotidien, après la poésie de l'Alhambra! »
Sa dernière pensée en quittant l'Alhambra est allée à Mohammed XII et au tourment qu’il avait dû ressentir trois cent quarante ans plus tôt. « Au moment du coucher du soleil, je suis arrivé là où la route serpentait dans les montagnes, et là je me suis arrêté pour jeter un dernier coup d'œil à Grenade », a écrit Irving.
La colline sur laquelle je me tenais offrait une vue splendide sur la ville, la Vega et les montagnes environnantes… Je pouvais à présent ressentir quelque chose des sentiments du pauvre Boabdil quand il a dit adieu au paradis qu'il laissait derrière lui, et regardé devant lui une route accidentée et stérile le conduisant à l'exil.
« La colline sur laquelle je me tenais offrait une vue splendide sur la ville, la Vega et les montagnes environnantes… Je pouvais à présent ressentir quelque chose des sentiments du pauvre Boabdil quand il a dit adieu au paradis qu'il laissait derrière lui, et regardé devant lui une route accidentée et stérile le conduisant à l'exil. »
L’histoire du dernier soupir de Boabdil reflète des siècles de représentation de Mohammed XII en Occident comme un dirigeant faible et vain, incapable de résister aux chrétiens. En fait, comme les historiens modernes le reconnaissent aujourd’hui, Boabdil était un homme courageux et perspicace qui, de l'avis de son plus récent biographe, a su discerner le moment de choisir la reddition plutôt que d’infliger des souffrances supplémentaires à son peuple.
« Ce qui fait de Boabdil un héros d’aujourd'hui, c'est qu'il a toujours pris le chemin de la paix et de la négociation quand il le pouvait », explique l'historienne de Cambridge Elizabeth Drayson à Arab News. « Il n'avait pas peur de se battre – il était connu comme étant un combattant courageux – mais il a pris le parti de la réconciliation chaque fois que c’était possible. »
Mais en peu de temps, les chrétiens allaient trahir les termes de sa reddition, qui avait permis aux musulmans, chrétiens et juifs d'Ibérie de vivre paisiblement les uns à côté des autres dans la terre connue de tous sous le nom d'Al-Andalus.
Les juifs furent les premiers expulsés, presque aussitôt que leur roi musulman fut parti en exil. Puis, en 1502, tous les musulmans reçurent l'ordre de se convertir au christianisme ou de s'exiler.
Un siècle plus tard, les dénommés « Morisques », descendants de ceux qui avaient choisi de se convertir, furent expulsés par le roi Philippe III d'Espagne.
Aujourd'hui, une poignée de personnes qui revendiquent la descendance des musulmans d'Andalousie sont dispersées à travers le territoire des anciens califats islamiques médiévaux d'Afrique du Nord et en Espagne même. Ils sont les derniers Andalous, et ceci est leur histoire.
La montée en puissance d'Al-Andalus
En 1995, le territoire britannique d'outre-mer de Gibraltar – qui représente un affront à la fierté nationale espagnole depuis que le rocher qui contrôle l'entrée occidentale de la Méditerranée a été saisi par la Grande-Bretagne en 1704 – a émis une série de billets de banque commémorant quatre hommes au cœur de l'histoire de cet avant-poste.
Trois figures étaient assez prévisibles : le général George Eliott, le gouverneur qui a résisté à un siège franco-espagnol entre 1779 et 1783 ; l'amiral Horatio Nelson, dont le corps fut ramené à Gibraltar sur le HMS Victory après avoir défait la flotte française à la bataille de Trafalgar en 1805; et le chef britannique Winston Churchill, qui s’est servi de Gibraltar comme d’un refuge vital pour les navires de guerre de la Royal Navy pendant la Seconde Guerre mondiale.
Et puis, vêtu d'un turban, serrant un cimeterre et vous fixant d’un regard altier au dos du billet de £5, il y avait le guerrier musulman du VIIIe siècle, Tarek ibn Ziyad.
Un billet de £5 montrant Tarek ben Ziyad regardant Jabal Tarek qui porte son nom devenu Gibraltar. (worldbanknotescoins.com)
Il est difficile de résister à la conclusion que Tarek, l'homme dont le fait d'armes majeur en 711 a été de balayer les Wisigoths chrétiens d'Ibérie – ouvrant ainsi la voie à huit cents ans de domination musulmane - a été inclus dans la liste uniquement dans le but de contrarier les Espagnols.
Mais parmi les quatre hommes, ce sont les actions de Tarek, le gouverneur du califat omeyyade de Tanger, qui ont eu le plus grand impact historique, non seulement sur l'Espagne. Il a en effet laissé un héritage islamique fréquemment nié mais au final inéluctable, et a eu une grande influence sur l'ensemble de la pensée, de l'art et des sciences occidentales.
Il est peu probable que Tarek lui-même ait prévu un résultat aussi ambitieux lorsque, au cours du printemps de 711, il reçut l'ordre de Moussa ibn Nusair, le gouverneur omeyyade d'Afrique du Nord, de diriger une armée de 7 000 Berbères et Arabes lors d'une expédition vers la côte Sud de l'Espagne.
Mais ce qui témoigne le plus de l'impact que Tarek a eu sur l'histoire est le nom du rocher où a débarqué son armée, le Jabal Tarek (« la montagne de Tarek »), un nom qui a survécu jusqu'à nos jours sous la forme de « Gibraltar. »
Les musulmans ne sont pas simplement arrivés à l'improviste en 711. Le commerce entre l'Afrique du Nord et le sud de la péninsule ibérique se poursuivait depuis plusieurs siècles.
Les musulmans ne sont pas simplement arrivés à l'improviste en 711. Le commerce entre l'Afrique du Nord et le sud de la péninsule ibérique se poursuivait depuis plusieurs siècles. En naviguant plein nord, il n'y a que 20 kilomètres entre Ceuta, sur le point le plus septentrional du Maroc, et Gibraltar qui, par temps clair, est clairement visible depuis la côte africaine.
Jusqu'en 711, les Wisigoths, le peuple germanique qui occupait la péninsule Ibérique depuis le VIe siècle, possédait un avant-poste commercial dans l’enclave de Ceuta. Les Wisigoths, à l'origine des chrétiens ariens qui au fil du temps s'étaient convertis au catholicisme, ne devaient qu’à leurs querelles internes le désastre qui les avait submergés. Lorsque le roi Rodéric, le dernier roi wisigoth, s’est installé sur le trône en 710, ses rivaux ont cherché des alliés parmi les musulmans d'Afrique du Nord et, en 711, Moussa ibn Nusair a envoyé Tarek accomplir sa mission historique.
Une gravure de Rodéric, le dernier roi wisigoth d'Ibérie, qui s’est installé sur le trône en 710 mais a été tué au combat avec Tarek ben Ziyad l'année suivante. (Images Getty)
Dans son livre Le Souffle du parfum, l’historien algérien du XVIIe siècle Ahmad ibn Mohammed al-Maqqari a inclus un passage qui passe pour être l’apostrophe de Tarek à ses soldats à la veille de la bataille. « Oh, mes guerriers! », aurait-il dit, « où fuiriez-vous? Derrière vous se trouve la mer, devant vous, l'ennemi. Vous n'avez plus que l'espoir de votre courage et de votre constance. »
« Votre ennemi est… protégé par une armée innombrable; il a des hommes en abondance, mais vous, comme seul recours, avez vos propres épées et, comme seul espoir de vivre, celle que vous pouvez arracher des mains de votre ennemi. »
Et ils l'ont arrachée.
Tarek a rapidement capturé Algésiras sur la baie de Gibraltar. Lorsque la nouvelle parvint au roi Rodéric, qui était occupé à réprimer une révolte dans le nord de son territoire, ce dernier se précipita vers le sud avec une armée, selon certains chroniqueurs, forte de 30 000 hommes – plus de quatre fois la force rassemblée par Tarek.
On ne sait pas exactement où les deux parties se sont rencontrées, mais lors d'une bataille menée quelque part près du fleuve Guadalete dans le sud de l'Espagne, les Wisigoths furent mis en déroute et Rodéric tué. Telle fut la fin de l'empire wisigoth et l'aube de l'âge andalou.
La victoire rapide, selon l'historien espagnol Eduardo Manzano, était le produit d'une « stratégie militaire très efficace » perfectionnée lors de l'expansion des califats au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. « Après avoir vaincu l’ennemi dans une bataille rangée – en Espagne, ce fut à Guadalete – ils se sont dirigés vers les principales villes et ont sécurisé les principales voies de communication. »
Les Arabes étaient également très pragmatiques et prêts à conclure des accords avec les aristocraties locales: « Bien que les Arabes aient été des conquérants et aient initialement affiché une domination politique et sociale très étroite, ils ont vite compris que la collaboration des populations locales était d'une importance capitale pour la consolidation de leur domination. »
« La force de cohésion de la foi islamique est également importante, souligne Ahmad ibn Mohammed Al-Maqqari. Il faut garder à l'esprit qu'à ce stade précoce, l'islam n'était pas radicalement opposé au judaïsme et au christianisme, car il revendiquait une sorte de renouvellement et de clarification du message transmis par les prophètes précédents mais déformé ensuite par l'humanité. »
L'année suivante, en 712, Tarek reçut le renfort d’une importante armée arabe dirigée par Moussa ibn Nusair en personne. La force berbèro-arabe combinée a balayé rapidement la péninsule Ibérique, prenant successivement possession de Séville, de Cordoue et de Tolède, la capitale wisigothe au cœur de la péninsule. En 717, les envahisseurs avaient occupé la quasi-totalité de la péninsule et avaient même traversé les Pyrénées vers les terres des Francs.
En 715, Abd al-Aziz, le fils de Moussa ibn Nusair, fut installé comme premier gouverneur du territoire connu des musulmans sous le nom d'Al-Andalus. La quasi-totalité de ce qui constitue l'Espagne moderne était désormais une province du califat omeyyade.
Abd Al-Aziz, le fils de Moussa ibn Nusair, a été nommé premier gouverneur d'Al-Andalus en 715. (Images Getty)
Les universitaires continuent de débattre de l'origine du nom « Al-Andalus ». Certains disent qu'il dérive du mot « Vandales », qui désigne le peuple germanique ayant précédé les Wisigoths en Ibérie au Ve siècle. D'autres supposent qu’il s’agit d’une déformation de « l'Atlantide ». D’autres encore soutiennent qu’il provient du mot gothique landahlaut, se référant aux parcelles de terre données aux nobles wisigoths.
Quoi qu'il en soit, Al-Andalus apparaît pour la première fois dans le registre des pièces de monnaie frappées dans la province omeyyade nouvellement acquise quelques années après la conquête rapide de la péninsule Ibérique. L'une d'elles, dans la collection du British Museum de Londres, porte l'inscription « Au nom de Dieu, ce dirham a été frappé à Al-Andalus en l'an 168 » – soit aux environs de 784 après J.-C. dans le calendrier grégorien.
Le nom « Al-Andalus » est apparu pour la première fois sur les pièces de monnaie, comme celle-ci, qui porte l'inscription : « Au nom de Dieu, ce dirham a été frappé à Al-Andalus en l'an 168 » - vers l'année 784 dans le calendrier grégorien.
Au cours des quinze années suivantes, les musulmans se sont emparés d'une grande partie du sud de la France et ont pénétré profondément en territoire franc. L'expansion vers le nord ne fut finalement interrompue qu'en 732, lorsque les musulmans furent vaincus à la bataille de Tours par Charles Martel, le souverain de France.
Le roi franc Charles Martel brandit une hache de guerre dans ce tableau de 1875 représentant la bataille de Poitiers en 732. Les historiens attribuent à Martel d'avoir arrêté l'avancée islamique en Europe occidentale depuis l'Espagne. (Images Getty)
Ils étaient arrivés à moins de 200 kilomètres de Paris. Dans les récits chrétiens ultérieurs, Martel est présenté comme ayant sauvé toute l'Europe de l'occupation musulmane. Pour l'historien britannique du XVIIIe siècle Edward Gibbon, la bataille ne fut rien moins qu'une « rencontre qui allait changer l'histoire du monde ». Mais en réalité, l'incursion nordique n'a peut-être été rien de plus qu'une razzia, une chasse au butin qui a tout simplement dégénéré.
« La raison pour laquelle les musulmans se sont arrêtés après avoir été vaincus par Martel est une question intéressante », explique Elizabeth Drayson. « Une théorie dit que c’est parce que la majorité de l'armée était berbère, et comme les soldats venaient de régions très pauvres et stériles d'Afrique du Nord, ils furent très heureux de simplement s'installer dans les terres fertiles de l'Espagne, en particulier dans le Sud.
« Ils étaient plus motivés à l’idée de s’installer dans un lieu fertile que d’obtenir peut-être davantage de butin. »
Se retirant dans les Pyrénées, les musulmans sont restés aux commandes de l’Ibérie – à ce moment-là du moins. Mais des événements violents à plus de 4 500 kilomètres étaient sur le point de façonner le destin du nouveau territoire pour les siècles à venir.
La conquête de la péninsule Ibérique avait eu lieu sous les auspices du califat omeyyade, le deuxième des califats à être fondé après la mort du prophète Mahomet. En 750, le califat, basé à Damas, avait établi l'un des plus grands empires que le monde ait jamais vu, s'étendant de la Perse à l'est à l'Afrique du Nord et à la péninsule Ibérique à l'ouest. Mais celui-ci s'est effondré en 750 lorsque la dynastie abbasside de Bagdad s'est révoltée et que presque tous les membres de la dynastie omeyyade ont été massacrés.
« Un seul a survécu, Abd al-Rahman Ier », raconte Elizabeth Drayson. « Il s'est enfui en Espagne et a installé l'émirat omeyyade à Cordoue, qui allait devenir un califat, et ce fut le début du merveilleux âge d'or de la culture musulmane en Espagne. »
Une lithographie représentant Abd Al-Rahman I, qui a fondé l'émirat omeyyade de Cordoue en 756. (Images Getty)
L'un des plus grands symboles de cette culture était la Grande Mosquée de Cordoue, l'un des premiers projets commandés par Abd al-Rahman après s'être déclaré émir de Cordoue en 756. Les travaux de la mosquée et la consolidation du territoire de l'émirat furent poursuivis par ses descendants jusqu'à ce qu'en 929, Abd al-Rahman III transforme l'émirat en califat de Cordoue, au mépris des califats abbassides et fatimides retranchés en Afrique du Nord, en Arabie et en Perse.
Un portrait du XIXe siècle d'Abd Al-Rahman III, qui en 929 transforma l'émirat de Cordoue en califat. (Images Getty)
« Dans l'ancienne capitale de l’Andalousie, Cordoue, on peut observer les deux plus grands exemples de cette ère de splendeur : Madinat al-Zahra et la Grande Mosquée », explique l'auteur et chercheur en archives andalouses Daniel Valdivieso Ramos, également collaborateur de l'Archaeological Ensemble de Madinat Al-Zahra et Casa Arabe à Cordoue.
Des ruines de la vaste ville-palais Madinat Al-Zahra, près de Cordoue. (Shutterstock)
« Même le quartier historique de la ville conserve l’aspect de la madinat classique. Il suffit de se souvenir du célèbre poème de Nizar Qabbani dans lequel il compare magnifiquement la ville andalouse à sa ville natale, Damas. »
Aujourd'hui une ruine spectaculaire, le Madinat al-Zahra, vaste palais fortifié et siège du gouvernement du califat construit par Abd al-Rahman III, a été déclaré en 2018 site du patrimoine mondial de l'Unesco. « Cet ensemble urbain complet », lit-on dans le rapport de nomination du gouvernement espagnol, « comprend des infrastructures telles que des routes, des ponts, des systèmes d'eau, des bâtiments, des éléments décoratifs et des objets du quotidien et fournit une connaissance approfondie de la civilisation islamique occidentale aujourd'hui disparue d'Al-Andalus, à la hauteur de sa splendeur. »
En effet, à l'apogée du pouvoir du califat au Xe siècle, la ville de Cordoue « rivalisait avec Bagdad et Damas en opulence et en splendeur », écrivait l'auteur britannique Matthew Carr dans Blood and Faith, son récit de la purge de l'Espagne musulmane aux XVe et XVIe siècles.
Cordoue était « une métropole sans pareille dans le monde chrétien, avec des routes pavées et des lampadaires, des hôpitaux, des écoles, des bains publics et des bibliothèques. »
Matthew Carr décrit « une industrie artisanale de calligraphes arabes » produisant 60 000 livres chaque année, tandis que les bibliothèques d'Al-Hakam II, le fils d'Abd al-Rahman III et deuxième calife de Cordoue, « contiendraient quelque 400 000 manuscrits sur une variété de sujets allant de la poésie et de la théologie à la philosophie, à la médecine et à l’agriculture. »
Une statue de Cordoue rend hommage à son deuxième calife Al-Hakam II, le fils d'Abd Al-Rahman III. Il a régné de 961 à 976 et était renommé pour ses bibliothèques.
Aujourd'hui, écrit l'historien Richard Bulliet dans son ouvrage Le Cas de la civilisation islamo-chrétienne publié en 2004, « peu de gens en Occident connaissent la valeur de la transmission considérable de culture, de science et de technologie qui a commencé à cette période », une transmission qui « a ouvert la voie à des découvertes scientifiques ultérieures et à la sophistication intellectuelle de l'Europe. »
Richard Bulliet fait état d’« une corne d'abondance de stimuli provenant de terres musulmanes » qui a transformé de nombreux aspects de la vie européenne, dont « la philosophie (les commentaires sur Aristote), la théologie (l’averroïsme), les mathématiques (les chiffres arabes), la chimie (la poudre à canon), la médecine (les techniques chirurgicales), la musique (le luth, les chants des troubadours), la littérature (les contes qui apparaissent dans les œuvres italiennes), la fabrication (le verre, le papier, la gravure sur bois), la cuisine (les pâtes, le sucre) » et « la jouissance de la vie quotidienne. »
Mais le califat n’allait survivre qu’un peu plus de cent ans. «La dynastie omeyyade de Cordoue n'a pas été exempte, tout comme les autres, de crises internes qui ont fini par miner sa stabilité», souligne Barbara Boloix Gallardo, historienne et professeure d'études arabes et islamiques à l'université de Grenade.
« En conséquence, le territoire d’Al-Andalus a été fragmenté en différents royaumes. Certains royaumes chrétiens péninsulaires ont été renforcés, et l’idéologie de la “reconquête” s’est renforcée. »
Le califat de Cordoue s'est effondré en 1031 après une guerre civile de vingt-deux ans qui a vu son territoire se fragmenter en plus de 30 principautés musulmanes indépendantes, ou taifa, se disputant entre elles alors même que les royaumes chrétiens du Nord se lançaient dans la campagne de la reconquista, déterminés à récupérer la péninsule.
Cela a marqué le début de la fin de la domination musulmane en Ibérie, qui prendra cependant du temps - quatre siècles - alors que les forces chrétiennes se déploient depuis le Nord, profitant des âpres rivalités en Andalousie et en Afrique du Nord qui affaiblissaient progressivement l'autorité musulmane.
Et, un peu à la manière de l'arc d'un grand feu d'artifice, explosant en couleurs vives alors même qu'il retombe vers la terre, la période du long et lent déclin de la domination musulmane dans la péninsule Ibérique verrait néanmoins la création de certains des plus grands trésors de l’Andalousie, qui définissent aujourd'hui une grande partie du paysage culturel espagnol.
« Tout indique que l'impact de la culture islamique en Andalousie au Moyen Âge était énorme », déclare Eduardo Manzano. « À partir du VIIIe siècle, Al-Andalus est devenu de plus en plus une société arabe et islamique, qui a produit une riche tradition culturelle et laissé un immense héritage historique. Peu importe à quel point on est familier avec l’Andalousie, on est toujours surpris par la sophistication et la complexité de son organisation politique, de sa structure sociale ou de sa production culturelle. »
Eduardo Manzano souligne qu’il est « possible d'identifier de nombreux vestiges de l'héritage historique d'Andalousie, non seulement à travers les monuments spectaculaires qui ont perduré jusqu'à ce jour, mais aussi à travers d'humbles vestiges archéologiques, d'innombrables manuscrits ou la transmission d'idées scientifiques, dont certains ont apporté une contribution importante aux connaissances humaines. »
La chute d'Al-Andalus
À la fin des années 1080, il était devenu évident pour les princes des taifa que chacun de leurs petits territoires indépendants ne pouvait pas espérer résister à la puissance du royaume chrétien nordique de Léon et de Castille en pleine expansion. Le royaume chrétien exigeait des parias aux taifa, autrement des tributs imposés qui étaient très élevés, et le sort des taifa qui n’avaient les moyens de payer fut clair : ils se retrouvèrent annexés. En 1085, Alfonso VI s'empara ainsi de Tolède et de Madrid, les ajoutant à son royaume.
Une peinture représente le roi Alphonse VI de Léon et de Castille se rendant à Tolède. (Images Getty)
Craignant que leurs territoires ne soient les prochains à tomber, les dirigeants de plusieurs taifa, dont Séville et Grenade, ont lancé un appel à l'aide à la dynastie berbère almoravide, qui s'était développée dans tout le Maghreb occidental depuis sa base de Marrakech.
En juillet 1086, une importante force dirigée par le souverain almoravide Yusuf ibn Tashfin débarqua à Algésiras, rejointe par les troupes de cinq taifa. En octobre de la même année elle parvint à vaincre l'armée castillane d'Alphonse VI à la bataille de Sagrajas.
Une gravure du XIXe siècle de la bataille de Sagrajas (1086) entre l'armée almoravide dirigée par Yusuf ben Tashfin et l'armée chrétienne dirigée par le roi de Castille Alfonso VI. (Images Getty)
La victoire n'a pas délogé les chrétiens de Tolède, en partie parce que Yusuf a dû retourner au Maroc pour faire face à une crise familiale. Quand il est revenu à Al-Andalus en 1088, il a constaté que beaucoup de taifa avaient tourné le dos aux Almoravides et avaient cherché la protection renouvelée de Léon et de Castille.
Les Almoravides se retournèrent contre leurs anciens alliés et, à la fin de 1090, ils s'étaient emparés de tous les taifa du Sud. Au cours des années suivantes, les forces chrétiennes ont été vaincues dans une série de batailles culminant avec la bataille d'Ucles en 1108, et la reconquête s'est arrêtée.
Mais ce n'était qu'un sursis temporaire. Sous le successeur de Yusuf, son fils Ali ibn Yusuf, les Almoravides, harcelés chez eux par la puissance croissante de la dynastie rivale almohade, fondée dans ce qui est aujourd'hui le Maroc, à la suite d’une alliance de tribus berbères dans les montagnes de l'Atlas, ont commencé progressivement à perdre du terrain en Andalousie au profit des chrétiens. Le soleil a finalement commencé à se coucher sur l'époque almoravide avec la chute de leur capitale, Marrakech, en 1147.
À ce moment-là, Al-Andalus avait de nouveau commencé à se fragmenter en petits taifa, et pendant un certain temps, il sembla que l'avenir de la présence musulmane en Ibérie était à nouveau en jeu. Cette fois, cependant, ce fut au tour des Almohades, désormais dominants dans toute l'Afrique du Nord-Ouest, de prendre le pouvoir en Méditerranée et de faire flotter la bannière d'Al-Andalus.
Dans une longue campagne qui a commencé en 1146 sous le calife Abd Al-Mu'min et qui a duré près de trente ans, les nouveaux arrivants ont lentement chassé ce qui restait des Almoravides, et Séville a remplacé Cordoue comme capitale de l’Andalousie, où ils ont commencé la construction d'une grande mosquée.
Il ne reste presque rien de la mosquée elle-même – après que les chrétiens ont pris la ville en 1248, elle a été remplacée par une cathédrale – sauf son minaret spectaculaire, La Giralda. Converti et orné d'iconographie chrétienne au XVIe siècle, il sert aujourd'hui de clocher à la cathédrale, mais la gloire du bâtiment d'origine est toujours apparente.
La tour Giralda, autrefois minaret, est tout ce qui reste de la mosquée de Séville, qui a été remplacée par une cathédrale après la prise de pouvoir par les chrétiens en 1248. (Images Getty)
La dynastie almohade a survécu pendant encore trois générations. Pendant ce temps, les califes ont traité l’Andalousie comme une province, ne s'aventurant que rarement à travers la Méditerranée. Quand ils l’ont fait, ils ont obtenu des succès militaires contre les chrétiens pressés du Nord. En 1189, Abu Yusuf Yaqub al-Mansur a ainsi repris la ville de Silves, dans le sud du Portugal moderne. En 1195 il y est revenu pour briser une avance ambitieuse sur Séville d’Alfonso VIII de Castille.
La bataille d’Alarcos, au cours de laquelle l’armée castillane a été détruite et de nombreuses personnalités du royaume chrétien tuées, a semblé inverser à nouveau le cours de l'histoire en faveur des musulmans. Plusieurs villes chrétiennes ont été conquises et, pendant un certain temps au moins, Al-Andalus s’est trouvé en sécurité.
Mais, encore une fois, le répit s'est avéré de courte durée.
Al-Mansur est mort en 1199 et son successeur, Mohammed al-Nasir, n'a pu imiter son succès. En 1211, dans le but de débarrasser une fois pour toutes la province de la menace chrétienne, il dirigea une armée puissante à travers la Méditerranée. Cette fois, cependant, les chrétiens étaient prêts, et Al-Nasir fut lourdement vaincu par une alliance écrasante des forces de Castille, de Navarre et d’Aragon.
La bataille de Las Navas de Tolosa, connue en arabe sous le nom de bataille d'Al-Uqab, a marqué un tournant dans la destinée des Almohades.
La bataille de Las Navas de Tolosa, le sujet de ce tableau du XIXe siècle, a été considérée comme un tournant dans la fortune des Almohades. (Images Getty)
En moins d'une décennie, ils ont été renversés chez eux au Maghreb et les chrétiens ont pris de nombreuses villes d’Andalousie, notamment Cordoue, Séville, Xérès, Cadix, Valence, et les îles Baléares.
Après la chute des Almohades, le décor était planté pour le dernier acte de l'histoire de la conquête musulmane de la péninsule Ibérique, la fin de la dernière dynastie musulmane à régner en Espagne.
À ce stade, écrit l'historienne Elizabeth Drayson dans The Moor’s Last Stand, « il semblait que la vie islamique dans la péninsule était sur le point de s'effondrer ». Mais ensuite, en 1232, une nouvelle dynastie musulmane a émergé, fondée par Mohammed ibn Yusuf ibn Nasr, un dirigeant local de la petite ville d'Arjona, à environ 80 kilomètres au nord-ouest de Grenade.
En moins de cinq ans, Mohammed Ier, comme il s'était appelé, avait fait de Grenade la capitale de sa nouvelle dynastie nasride. Sur le plan territorial, son émirat de Grenade dans le sud de la péninsule Ibérique n’était qu’une ombre assiégée de l'ancien califat d'Al-Andalus. Mais, « contre toute attente », raconte l’historienne, il « a obtenu un brillant succès et a créé une lignée dynastique qui a assuré la présence de l'islam en Espagne pendant plus de deux cent cinquante ans à un moment où son avenir semblait condamné. »
Pour Mohammed et ses successeurs, qui maintiendront la fragile existence de Grenade contre toute attente pendant les deux siècles et demi suivants, la stratégie adoptée était dès le départ le compromis.
Pour Mohammed et ses successeurs, qui maintiendront la fragile existence de Grenade contre toute attente pendant les deux siècles et demi suivants, la stratégie adoptée était dès le départ le compromis. Le premier acte politique majeur de Mohammed a été de concéder un accord de paix avec la Castille, en vertu duquel il a présenté ses hommages et a reconnu que l’émirat de Grenade était un État vassal.
Mais en vérité, écrit Elizabeth Drayson, « l'État de Grenade n'a jamais accepté la subordination à la Castille. Le statut de vassalité ne s’est jamais imposé de manière définitive. Initialement décidé pour seulement vingt ans, il a été renouvelé et rejeté à plusieurs reprises par les dirigeants de Grenade dans la longue histoire des combats entre les deux parties, souvent alimentée par le soutien de l'émir aux rebelles musulmans dans les territoires chrétiens. »
Néanmoins, en 1492, le grand match s’est achevé.
En 1482, Abu Abdallah Mohammed XII – connu en Occident sous le nom de Boabdil – devint le 22e et dernier souverain de l'émirat de Grenade.
Mohammed XII, également connu sous le nom de Boabdil, le souverain ultime de l'émirat nasride de Grenade. (Alamy)
Capturé au cours d'un assaut audacieux mais téméraire contre la ville castillane de Lucena l'année suivante, il n'a été libéré qu'en contrepartie d’une remise d’otages, dont faisait partie son fils Ahmed. Il a dû jurer allégeance et s’est engagé à payer des tributs en or et en argent aux monarques catholiques, la reine Isabelle de Castille et Ferdinand II d'Aragon.
Les vêtements et les armes pris à Boabdil après sa capture peuvent être vus aujourd'hui au musée de l'Armée espagnole de Tolède.
Ce casque aurait appartenu à Boabdil, dernier roi nasride de Grenade. C'est le seul exemple connu d'armure à avoir survécu à la période nasride en Espagne. (Images Getty)
Un étui en cuir du Coran, brodé de fil d'argent doré et décoré du bouclier nasride et de la devise « Il n'y a d'autre vainqueur que Dieu ». Un morceau de papier retrouvé à l'intérieur, rédigé en français, a révélé qu'il appartenait au dernier sultan de Grenade, Mohammed XII. (Images Getty)
Libéré, mais trouvant son statut à la tête de l’émirat de Grenade menacé en son absence par son père et son oncle, ce n’est qu’en 1487 que Boabdil regagne son trône. Entre temps, la dynamique régionale qui avait obligé les monarques catholiques à suspendre leur ambition de reconquérir l'ensemble de la péninsule Ibérique avait changé, et au cours des quatre années suivantes, le nœud autour de l’Andalousie n’a cessé de se resserrer.
À l'hiver 1491, Boabdil finit par reconnaître l'évidence – des femmes portant dans leurs bras des enfants affamés mendiaient de la nourriture dans les rues de Grenade – et il entama des négociations avec l'ennemi.
Parmi les nombreuses conditions qu’il a tenté d’obtenir en échange de la reddition de la ville, il a demandé que tous les musulmans soient autorisés à garder leur religion, que l’appel à la prière du muezzin se poursuive pour toujours et qu’il n’y ait pas de conversions forcées au christianisme.
Il a également stipulé que les juifs vivant à Grenade, qui avaient obtenu des droits égaux à ceux des musulmans dans l'émirat, devraient continuer à bénéficier de la même protection après la reddition.
Croyant avoir obtenu la meilleure offre possible au vu des circonstances, le 2 janvier 1492, Boabdil sortit de la ville et en remit les clés à Ferdinand et, si l'on en croit les chroniqueurs chrétiens de l'événement historique, il déclara en arabe: « Dieu vous aime beaucoup, Monsieur, ce sont les clés de ce paradis. Moi-même et ceux qui sont à l'intérieur sommes à vous. »
Cette peinture représente la reddition de Grenade en 1492, dans laquelle il a été rapporté que Boabdil a remis les clés à Ferdinand et a dit : «Dieu vous aime beaucoup. Monsieur, ce sont les clés de ce paradis. Moi et ceux qui sont à l'intérieur sommes à vous». (Alamy)
Boabdil s'est installé en exil, comme convenu, sur un domaine à Laujar de Andarax, à 60 kilomètres au sud-est de Grenade dans la région d'Almeria, Alpujarra, mais il n'y est pas resté longtemps, demandant plutôt l’autorisation de partir pour l'Afrique du Nord, où le roi de Fès lui avait accordé la permission de s'installer.
Boabdil et sa suite partirent avec une petite flotte de navires. La date précise de leur départ est perdue, mais ils ont quitté l’Andalousie par le port d'Adra, où Abd Al-Rahman I, fondateur de l'émirat omeyyade de Cordoue et père de l'âge d'or de la culture musulmane en Espagne, avait débarqué sept siècles plus tôt.
Cette illustration de 1892 montre Boabdil faisant ses adieux à Grenade accompagné de sa femme et sa mère. (Alamy)
Moraima, l’épouse de Boabdil, ne l’a pas accompagné. Elle était décédée en août et, selon certaines sources, son corps aurait été inhumé en terre espagnole, dans le cimetière ancestral nasride de Mondujar.
Selon l'historien algérien du XVIIe siècle Ahmad ibn Mohammed al-Maqqari, Boabdil s'est installé à Fès, où il aurait fait construire un palais dans une zone connue aujourd'hui sous le nom de « quartier andalou » – une zone où de nombreux réfugiés musulmans de la domination chrétienne en Ibérie s’installèrent après 1492.
C'est là, selon Ahmad ibn Mohammed al-Maqqari, que le dernier roi d'Al-Andalus mourut, à l'âge d'environ 72 ans, en 1523 ou 1524. Les restes de Boabdil se trouveraient sous le dôme d'un petit bâtiment négligé à la périphérie de Fès.
Moins d'une décennie après que Boabdil eut quitté Al-Andalus, Isabelle et Ferdinand ont renié la plupart des conditions sur lesquelles il avait insisté pour assurer la protection des musulmans et des juifs sous le nouveau régime chrétien.
Le 31 mars 1492, à peine trois mois après la chute de Grenade, les monarques catholiques signèrent une loi à l'Alhambra ordonnant à tous les juifs de leurs royaumes de se convertir au christianisme ou de partir définitivement dans un délai de quatre mois.
Dans son ouvrage History of a Tragedy, paru en 2007, l'historien français Joseph Perez relate qu’au cours du siècle précédent, des dizaines de milliers de juifs dans les royaumes catholiques s'étaient déjà convertis au christianisme face aux persécutions continues. À présent, ceux qui avaient vécu sous la protection des musulmans d'Al-Andalus se retrouvaient dans une situation impossible, qui pour beaucoup s'est soldée par un désastre.
Le prêtre et historien espagnol du XVe siècle Andres Bernaldez décrit l'exode dans son livre Memorias del reinado de los Reyes católicos. Les réfugiés juifs, écrit-il, « ont traversé des routes et des champs avec beaucoup de difficultés… certains tombant, d'autres se relevant, d'autres mourant, d'autres naissant, d'autres tombant malades, de sorte qu'il n'y eut pas de chrétien qui ne se soit senti désolé pour eux, proposant de les faire baptiser. »
Seuls certains, ajoute-t-il, « se sont malheureusement convertis, mais ils étaient très peu nombreux ».
Matthew Carr, pour sa part, écrit dans Blood and Faith que « l'extirpation brutale de la communauté juive espagnole a porté un coup fatal à l'héritage de la coexistence médiévale », et que bientôt ce serait au tour des musulmans espagnols de souffrir de l'intolérance des catholiques.
Les droits qui devaient être garantis par l'accord de capitulation de 1492 ont rapidement commencé à s'éroder. En violation de l'accord selon lequel les musulmans devraient être autorisés à vivre selon leur foi, sous une tyrannie religieuse imposée par Francisco Jimenez de Cisneros, l'archevêque de Tolède, et approuvée par les monarques catholiques, beaucoup ont été poussés ou même forcés à se convertir. Une humiliation qui a provoqué une série de révoltes brèves mais sanglantes dans et autour de Grenade.
Grenade a subi le traumatisme de la guerre et de la conquête, suivi d'une rébellion sanglante et de la conversion massive de sa population au christianisme.
En 1502, tout s’est terminé. En deux décennies, écrit Carr, « Grenade a subi le traumatisme de la guerre et de la conquête, suivi d'une rébellion sanglante et de la conversion massive de sa population au christianisme » – une population désormais connue, selon la terminologie de l'époque, sous le nom de « Morisques ».
Après huit cents ans de colonisation, cela devait en effet avoir été traumatisant pour un peuple dont les familles n'avaient pas connu d'autre foyer depuis des générations. Mais l'Espagne catholique n'en avait pas encore fini avec ses « Morisques ».
Au printemps 1609, Philippe III d'Espagne ordonna que tous les descendants des musulmans qui avaient été forcés à se convertir au christianisme un siècle ou plus auparavant soient expulsés du royaume. En 1611, pas moins d'un million d’entre eux sont expulsés, et s'installent principalement au Maghreb.
Certains, nés et élevés dans la péninsule Ibérique comme plusieurs générations de leur famille l'avaient été avant eux, ont vu l'Afrique du Nord de leurs lointains ancêtres comme une terre étrangère et inhospitalière, et ont réussi à retourner en Espagne, masquant leurs origines. Des milliers d'autres ont peut-être échappé à l'expulsion, certains continuant à pratiquer leur religion en secret.
Quoi qu'il en soit, le résultat a été la suppression de l'identité musulmane en Espagne et le déni d'une culture qui a révolutionné la pensée et le progrès en Europe et continue de briller à ce jour dans la littérature, l'art, l'architecture et même la génétique de la population moderne de l’Espagne.
Le dernier des Andalous
Dans les années 1990, Cyrine Sanchou, 13 ans, quitte avec sa famille son domicile en Tunisie pour se rendre en Espagne. Arrivée par bateau à Cadix, la famille est surprise de se voir accueillie par un grand panneau en espagnol indiquant: « Bienvenue dans la maison de Sancho ».
Cyrine Sanchou, au centre, avec ses parents, son mari et ses trois enfants font partie des derniers andalous. Ils vivent en Tunisie mais ils connaissent l’Espagne.
« Je me rappelle avoir beaucoup pleuré », se souvient-elle. « C'était juste un panneau d'affichage pour un hôtel appelé Sancho’s House, mais pour nous, le symbolisme était énorme. »
Pour la famille Sanchou, qui revendique non seulement la descendance des musulmans chassés d'Espagne il y a plus de quatre cents ans, mais aussi celle des premiers occupants arabes de l'Ibérie au VIIIe siècle, le panneau d'affichage semblait célébrer un retour aux sources longtemps attendu.
« Selon un ancien responsable culturel espagnol qui était un ami de mon grand-père, les seuls descendants musulmans du nom de Sancho sont les descendants d'Abd Al-Rahman Sanchuelo », déclare Cyrine, aujourd'hui âgée de 44 ans, dont la marque The Red Bee promeut l'artisanat tunisien.
Les historiens ont rapporté que Sanchuelo, décédé à Cordoue en 1009, était le fils de Mohammed ibn Abi Amir Al-Mansur, qui a été chancelier du califat omeyyade de Cordoue au Xe siècle et a organisé de nombreuses attaques contre les royaumes chrétiens en expansion au nord.
Pour Cyrine et sa famille, comme pour de nombreuses communautés à travers l'Afrique du Nord, il ne fait aucun doute qu'ils représentent les derniers Andalous faisant partie de la grande diaspora musulmane éparpillée aux quatre vents au cours des siècles qui ont suivi la chute d'Al-Andalus en 1492.
Une gravure représente des musulmans expulsés d'Espagne par le roi Philippe III. (Images Getty)
Sa famille a mené des recherches pendant des années, inspirées par les travaux du célèbre historien tunisien Abdeljelil Temimi, spécialiste de la documentation historique liée au Maghreb et auteur de Tragédie de l'expulsion maure, paru en 2011. En conséquence, la famille a pu retracer le parcours de ses ancêtres en remontant dans le temps.
Cyrine a déclaré qu'ils sont arrivés en Tunisie par bateau après avoir fui l'Espagne en avril 1609 et ont été logés dans un quartier déjà peuplé de réfugiés andalous. Cela, estime-t-elle, « prouve que la profession qu’ils exerçaient en Espagne était probablement liée au domaine intellectuel ou artisanal car sinon ils auraient été affectés à d'autres villes ou villages de Tunisie. »
Bien que partiellement en ruine, la maison appartient toujours à sa famille, qui possède une copie de l'acte de vente original.
La famille de Cyrine Sanchou a en sa possession une copie de l’acte de vente original de la « Maison de Sancho », en Espagne, aujourd'hui partiellement en ruine (Photo, fournie).
Les recherches de Cyrine l’ont menée à la conclusion que les racines de sa famille remontent même au Yémen, à « la famille d’Abd El Malek Banu Ma'afir, qui a combattu aux côtés de Tariq ibn Ziyad pour la conquête [de l’Ibérie] en 711 ».
En Tunisie, explique Cyrine, « nous sommes entourés de familles morisques. Les membres de ma famille, jusqu'à mon grand-père, était tous blonds, très blancs et aux yeux bleus. Ce n'est que depuis deux générations que nous avons davantage de caractéristiques de l'Afrique du Nord car pendant des siècles les Maures de Tunisie ont marié leurs enfants avec des descendants des Maures pour préserver leurs gènes. »
Bien que pour certains aujourd'hui, le terme de « Maure » (ou Moro en espagnol) ait acquis une connotation péjorative, d'autres le revendiquent avec fierté ou l'appliquent à autrui avec respect. Ce terme est dérivé à l'origine du mot grec Mavro, signifiant «noir», qui a été adapté par les Romains en Mauri en référence aux peuples d'Afrique du Nord et qui a été à l’origine du nom de la province romaine Mauretania. Avec le temps, le mot fut francisé en «Maure», un terme appliqué aux Berbères comme aux Arabes.
Avec la distance du temps et le brouillard d'incertitude créé par la détermination des architectes de la reconquête à effacer les archives du riche passé musulman d'Espagne, il est difficile de séparer la réalité de la fiction dans les légendes poignantes qui se sont développées au sein des nombreuses communautés de pays comme la Tunisie, l'Algérie et le Maroc, qui auraient été transmises par des réfugiés musulmans d'Al-Andalus.
On retrouve ces légendes par exemple, dans les clés accrochées aux murs des maisons de Rabat, au Maroc, où de nombreux Andalous se sont installés après avoir été chassés d'Espagne au XVIIe siècle – une tradition reprise plus récemment par des familles palestiniennes qui ont été contraintes à l’exil en 1948.
Un article académique de 1995 citait un homme qui, dans les années quatre-vingt, parlait de personnes âgées qui se tenaient sur la rive marocaine et « se tournaient avec nostalgie vers l'Espagne, cherchant le signe d’un espoir de retour. Les clés qu'ils conservaient dans leurs maisons étaient les clés des propriétés que leurs familles possédaient autrefois à Al-Andalus. Ils espéraient toujours “revenir un jour et ouvrir les anciennes portes”. »
D'autres histoires parlent de mystérieux villages isolés en Espagne où des générations de familles musulmanes ont vécu pendant des siècles, pratiquant leur religion en secret par crainte de représailles et qui, aujourd’hui encore, longtemps après les persécutions, vivent leur foi de manière clandestine, coupées du monde extérieur.
Vrais ou non, de tels récits parlent à tout le moins de la survie d'un grand désir et d'un fort sentiment de connexion avec le royaume islamique perdu d'Al-Andalus.
Dans une thèse de doctorat soutenue à l'université de Pennsylvanie et publiée en 1995, l'anthropologue Beebe Bahrami a enquêté sur « la persistance d'une identité historique au sein d'une communauté de Rabat, au Maroc, qui retrace ses origines en Espagne ».
Bahrami a recherché des archives ethnographiques et historiques parmi les familles de Rabat d’origine andalouse dont les ancêtres « sont venus au Maroc en tant que réfugiés musulmans d'une Cordoue en proie à la violence (début du XIe siècle), ou d'une Grenade (re)conquise par les chrétiens en 1492, ou en tant que baptisés, crypto-musulmans ou vrais chrétiens du temps des expulsions de 1609. »
La chercheuse a constaté que le dialecte rbati a conservé de nombreux mots et expressions espagnols « jusque dans les années 1800 », et que « même aujourd'hui, il y a quelques mots, peut-être 150, faisant référence aux origines espagnoles. »
Les histoires orales des Andalous de Rabat qu'elle a explorées « ont constamment souligné le fait que les différences culturelles entretenues au sein des familles andalouses » avaient tenu celles-ci «à l’écart du reste de la société » et que « l'identité marocaine andalouse n'a[vait] jamais faibli. »
Cela s’explique en partie par le fait qu’au cours des siècles, les descendants des Andalous d'origine ont pratiqué l'endogamie, la coutume consistant à marier uniquement au sein d'un groupe culturel spécifique.
Cet isolement culturel, conclut Bahrami, a probablement été toléré « parce que d'autres Marocains appréciaient les traditions andalouses et cherchaient également à en adopter une bonne partie ».
Cyrine – comme plusieurs milliers d'autres personnes –, rêve « de retourner un jour sur la terre de mes ancêtres et d'y acheter un terrain ou une maison pour apaiser le feu de la souffrance et de l'humiliation ressenties par mes ancêtres qui ont été torturés, dépossédés… et chassés comme des ordures d'un pays qui était le leur depuis huit siècles. »
En 2003, une maison a été ouverte à Grenade, semblant offrir l'espoir que de tels rêves puissent un jour se réaliser – une maison de Dieu.
Le jeudi 10 juillet 2003, un muezzin a appelé les fidèles à la prière pour la première fois à la Grande Mosquée de Grenade, la première à être construite dans la ville depuis la chute d'Al-Andalus.
La Grande Mosquée de Grenade, construite avec un financement des Émirats arabes unis et du Maroc en 2003, a été la première mosquée à ouvrir dans la région depuis la chute d'Al-Andalus. (Images Getty)
À l'époque, un porte-parole avait déclaré aux médias que la mosquée était « un symbole d'un retour de l'islam parmi le peuple espagnol et parmi les Européens indigènes, permettant de mettre fin à la conception malveillante de l’islam comme religion étrangère et immigrée en Europe. »
La belle mosquée, construite avec le financement du Maroc et des Émirats arabes unis, « agirait comme un point focal pour le renouveau islamique en Europe. »
Surplombant l'Alhambra, abandonnée par Mohammad III en 1492, la Grande Mosquée a servi à rappeler les huit siècles de domination musulmane d'Al-Andalus.
Tout le monde n'a pas accueilli favorablement la construction de la Grande Mosquée, qui n'est pas aussi grande qu'elle aurait pu l'être. Pendant les deux décennies de lutte pour persuader les autorités de la ville d'approuver sa construction, ses concepteurs ont été obligés de réduire la hauteur du minaret afin qu'il ne soit pas plus haut que la tour de l'église catholique voisine de Saint-Nicolas.
L'Espagne moderne, a déclaré Antonio Manuel Rodriguez Ramos, professeur de droit civil à l'université de Cordoue, est une nation « qui oscille entre deux notions: ceux comme nous qui défendent la diversité comme la véritable essence de son histoire, et ceux qui ont l'intention de construire leur identité en la rejetant. »
Pour ces derniers, affirme-t-il, « tout se termine par la conquête castillane et catholique. Il est vrai qu'ils ont essayé d'imposer une religion unique, avec une seule couleur de peau, et c'est pourquoi ils ont persécuté les juifs et les musulmans, les gitans et les noirs, et il est vrai que beaucoup ont fui pour se sauver de cette extermination humaine et culturelle. »
« Mais il est également vrai qu'une grande partie de la population est restée, répétant les gestes de ses prédécesseurs sans parfois savoir pourquoi. Des centaines de mots et de coutumes sont andalous. Ces empreintes mauresques et andalouses ont façonné l'identité de l'Andalousie et démontrent à elles seules que l'expulsion a échoué, que la tentative d'homogénéisation culturelle a échoué et que l'identité espagnole forgée par l'extermination de ceux qui étaient différents a échoué. »
Ramos est l'auteur de deux ouvrages qui, dit-il, sont « un miroir de l'âme »: L'Empreinte mauresque, l'Andalus que nous portons au fond de nous et Flamenco: archéologie du jondo, le jondo étant un style vocal flamenco enraciné en Andalousie.
Les livres, dit-il, nous incitent « à nous retrouver dedans et à découvrir cette vérité cachée dans les mots, dans la façon dont nous les prononçons, dans notre façon de ressentir, de chanter, de danser, de manger ou de vivre. »
« Ceux qui les lisent s'y reconnaissent immédiatement. Ils découvrent pourquoi leurs parents faisaient des ablutions avant d'aller manger, sans le savoir; que leurs mères nettoyaient leurs maisons le jour du sabbat pour ne pas paraître juives; que les tapas qu’ils mangeaient étaient à base de porc et de vin pour qu’ils ne soient pas accusés d’être hérétiques; que la solea est l'appel à la prière, ou le martinete (un type de chant flamenco), l'iqama qu'ils pratiquaient cachés dans leurs maisons, leurs huttes ou leurs grottes. »
Si la décision exigeant que le minaret de la Grande Mosquée de Grenade ne fasse pas de l'ombre à l'église voisine reflétait une ambivalence persistante envers l'héritage musulman espagnol, en contrepartie, la décision unanime du Parlement espagnol en 2015 d'inviter les descendants de juifs expulsés d'Espagne – mais pas les musulmans – à postuler pour obtenir la citoyenneté ressemble à une gifle à la face de l'histoire.
Après des siècles d'« éloignement », l'Espagne a invité les juifs séfarades – les descendants des juifs chassés du pays au XVe siècle – « à retrouver leurs origines, ouvrant à jamais les portes de leur patrie d'autrefois. »
Les candidats devaient fournir une preuve documentant le statut de séfarade, comme un certificat délivré par la Fédération des communautés juives d'Espagne, un certificat de naissance ou de mariage prouvant la célébration dans la tradition juive castillane ou un rapport « produit par l'entité appropriée qui prouve l'appartenance du demandeur à des familles dont le nom se rapporte à la lignée séfarade d'origine espagnole. »
La fenêtre permettant de se porter candidat s'est refermée le 1er octobre de l'année dernière. Selon un porte-parole de l'Office espagnol de l'information diplomatique, « jusqu'à 132 000 personnes d'origine séfarade ont demandé la nationalité espagnole en vertu d’une loi spécifique approuvée à cet effet. »
Mais qu'en est-il des descendants des musulmans espagnols convertis de force ou exilés?
« En ce qui concerne les personnes qui pourraient prétendre descendre des populations musulmanes ayant vécu en Espagne à l'époque d'Al-Andalus », ajoute le porte-parole, « jusqu'à présent, aucune initiative n'a été prise au Parlement pour leur attribuer la nationalité espagnole ».
Pour sa part, Cyrine déclare : « Je n'ai pas demandé de reconnaître toutes les souffrances subies par mes ancêtres, mais je trouve inacceptable qu'ils se soient excusés auprès des juifs et non des musulmans. »
Elle n'est pas la seule.
Amal Correon, originaire de Rabat, fait partie d'un groupe de personnes issues de plusieurs régions du Maroc, dont Tétouan et Chefchaouen, qui revendiquent leur descendance des Andalous et « qui se battent pour au moins la reconnaissance du premier génocide de l'histoire. Nous voulons recevoir le même traitement et la même reconnaissance que l'Espagne a accordés aux juifs séfarades. Peut-être que nous y arriverons ou peut-être que nos enfants le feront, mais nous continuerons à demander justice. »
Amal Correon, à droite, se rend chaque année à Hornachos depuis Rabat. Le voici avec le maire Francisco Buenavista. (Photo fournie)
Chaque année, Amal Correon emmène ses enfants en « pèlerinage » à Hornachos, une petite ville de la province espagnole de Badajoz, pour renforcer le sentiment d'appartenance au lieu où leurs ancêtres ont vécu et travaillé pendant des centaines d'années. Surplombant la ville se trouvent les vestiges d'un château construit par les Arabes au XIe siècle pour marquer la frontière entre les taïfas musulmanes de Badajoz et de Tolède.
À la suite de l'ordre de Philippe III en 1609 d'expulser les musulmans d'Espagne, toute la population de Hornachos fut expulsée. « Ils ont à peine eu le temps de vendre ce qu'ils pouvaient vendre à bas prix et emporter ce qu'ils pouvaient emporter avec eux », dit Amal Correon. Ses ancêtres faisaient partie des 3 000 musulmans ou plus qui ont été emmenés au port de Séville et embarqués sur des navires à destination de la côte marocaine.
À la suite de l'ordre de Philippe III en 1609 d'expulser les musulmans d'Espagne, toute la population de Hornachos fut expulsée. (Photo fournie)
Selon une recherche menée par feu Mohammed Bargach, président de l'Organisation d'amitié Rabat-Hornachos et de l'Association marocaine de généalogie, déclare Amal Correon, « mon ancêtre Garcia Correon a pris en charge 500 veuves et enfants à vie, jusqu'à leur mariage ».
Amal Correon possède un document de 1614 indiquant le nom de son ancêtre, Garcia Correon, qui s’occupait de 500 veuves et leurs enfants. (Photo fournie)
Comme beaucoup de réfugiés qui, en Espagne, avaient été forcés de se convertir au christianisme, les Hornacheros ont été confrontés à un accueil mitigé dans l'ancienne terre de leurs ancêtres: « Arrivés à Tétouan, ils ont été mal reçus à cause de leur mode de vie, car ils étaient considérés aussi chrétiens et ne parlaient presque pas l'arabe. »
Depuis, indique Amal Correon, les Hornacheros n'ont cessé de regarder en arrière par-dessus leurs épaules. « Le sentiment d'appartenance à ce village est quelque chose que seuls les Andalous connaissent », ajoute-t-il, étant pris au piège « entre la fierté d'appartenir à une catégorie de personnes qui connaissent leurs origines, fières de porter un nom chargé d'histoire, mais aussi d'être un peuple incompris par les “indigènes”, qui les considéraient comme hautains et formant une caste à part, alors qu'il ne s'agissait que d'un instinct de survie, de préservation de l'identité. »
Pour certains, la redécouverte non seulement de leurs racines en Andalousie, mais aussi de la foi de leurs ancêtres, a résonné dans leurs âmes. Abd Samad Romero, président de la fondation culturelle Azzagra dans la Puebla de Don Fadrique à Grenade, est né dans une famille catholique de Grenade et s'est converti à l'islam en janvier 1980. Au fil des ans, il a étudié l'islam de manière approfondie, mais ce fut lors d’un voyage au Maroc, où il « a trouvé des gens qui récitaient le Coran à Rabat », qu’il a été profondément ému.
Des morceaux de son histoire familiale ont alors commencé à se mettre en place. Un jour, il apprenait à son frère comment pratiquer les ablutions et le mouvement de la salat, pendant que sa mère chrétienne regardait à distance. Plus tard dans la nuit, « elle s'est mise à pleurer, disant qu'elle avait vu la même chose quand elle était petite et qu’elle restait avec sa grand-mère ». Cela lui a fait comprendre à quel point l'islam était une partie importante de leur vie et comment ils devaient le garder caché.
Sa mère « n'a jamais demandé à sa grand-mère ce qu'elle faisait, et sa grand-mère ne le lui a jamais expliqué, ni à elle ni à sa mère. Elle pensait que ce serait un danger pour sa petite-fille et qu'avec le temps, quand elle serait plus âgée, elle saurait… Et en effet, avec l’âge, elle a compris et c'est ainsi qu'elle a accepté l'islam. »
En 1985, à l'invitation du Dr Mohammed Abdul Yamani, alors ministre saoudien de l'Information et de la Culture, Romero a réalisé son Hajj puis a déménagé avec sa famille à La Mecque pour étudier à l'université Oumm al-Qura. La famille est restée en Arabie saoudite pendant douze ans avant de retourner à Grenade. Romero a commencé à étudier son histoire familiale et a découvert qu'ils étaient originaires d'une tribu yéménite, les Banucasem, qui avait migré vers Al-Andalus via Madinah.
En Espagne, la Junta islamica (Conseil islamique) a passé des années à faire pression sur le gouvernement pour permettre la naturalisation des descendants de musulmans expulsés du pays après la chute d'Al-Andalus. Lorsque l'offre a été faite aux juifs en 2015, l'Association pour la mémoire des Andalous au Maroc l'a saluée mais a déclaré que le gouvernement espagnol devrait « accorder les mêmes droits à tous ceux qui ont été expulsés, sinon la décision serait sélective, sinon raciste. »
À l'époque, l'association, basée à Rabat, affirmait que de nos jours, près de 600 familles au Maroc pouvaient retracer leurs origines en Andalousie.
L’influence andalouse en Grenade peut être ressentie à plusieurs niveaux.
Mohammed Escudero Uribe, membre du Conseil islamique de Cordoue, a déclaré que depuis des années, divers groupes représentant les descendants des quelque 300 000 musulmans envoyés en exil « tentent de promouvoir des initiatives visant à récupérer, développer et consolider la mémoire historique des Maures », et de demander à l'État espagnol « des excuses historiques et une réparation morale au nom de leurs ancêtres ».
Il n'y a, dit-il, aucune raison pour que les membres de la diaspora musulmane d'Espagne ne puissent pas démontrer leur droit à la citoyenneté espagnole de la même manière que les juifs l'ont fait.
« Ces familles et groupes ont fait l’objet d’études dans des universités et des centres de recherche visant à enquêter, analyser et réinterpréter l’histoire maure afin d’identifier et d’établir des liens généalogiques et des liens civilisationnels », explique-t-il.
Le principal moyen de documenter et de démontrer l'origine mauresque, précise-t-il, « passe par l'étude généalogique » – l'étude des lignées familiales – « et des documents d'archives, dans lesquels vous pouvez trouver des références textuelles, juridiques et historiques qui démontrent le lien généalogique d'un individu avec des familles andalouses. »
Les descendants qui se trouvent au Maroc « ont également apporté leur culture, leur musique, leur gastronomie, leur mode de vie », déclare Ali Raissouni, historien de la ville marocaine de Chefchaouen, et « des documents signés par des juges et des notaires, écrits il y a des siècles [peuvent être] trouvés dans les archives générales de Tétouan ou à la Bibliothèque royale de Rabat, ainsi que dans des archives privées ».
Les nisba, noms de famille adjectivaux indiquant un lieu d'origine et souvent transmis au cours des siècles, peuvent également offrir des indices, et de tels noms peuvent être trouvés à Rabat – y compris Al-Andalusi, Al-Ghranati, Al-Cortobi –, qui indiquent un lien historique avec Al-Andalus.
L'héritage andalou des Maures qui vivaient autrefois dans la péninsule Ibérique et qui ont ensuite émigré, tout au long du Moyen Âge et jusqu'au XVII siècle, en Afrique du Nord, peut également être démontré par l'étude des coutumes qui se sont transmises de génération en génération.
D'autres outils, précise Uribe, comprennent « des études génétiques modernes, qui peuvent également aider à démontrer l'ascendance et le lien généalogique d'un Marocain ou d'un Tunisien avec ses ancêtres maures ».
Les juifs et les musulmans ont laissé leur empreinte sur la composition génétique de la population espagnole moderne.
Dans une étude publiée dans l'American Journal of Human Genetics en 2008, des chercheurs d'Espagne, de France et d'Israël ont analysé la composition génétique de 1 140 habitants d'Espagne et des îles Baléares et ont découvert une proportion moyenne élevée de 10,6 % d'ascendance nord-africaine et de 19,8 % de sources juives séfarades.
Ces résultats, concluent-ils dans l'article L'héritage génétique de la diversité religieuse et de l'intolérance, « attestent d'un niveau élevé de conversion religieuse (volontaire ou forcée) motivé par des épisodes historiques d'intolérance religieuse, qui a finalement conduit à l'intégration des descendants ».
Les Andalous, explique Daniel Valdivieso Ramos de Cordoue, se retrouvent dans une certaine mesure perdus entre deux cultures. « La conquête chrétienne a entraîné une transformation profonde qui pendant cinq siècles a brouillé la culture hispano-arabe, l’adoptant comme sienne dans certains cas ou la marginalisant simplement. »
« Et j'oserais dire que le monde arabe a tendance à considérer la période omeyyade d'Al-Andalus comme une réalité étrange séparée de sa propre culture, peut-être en raison de la distance géographique et du cours divergent de l'histoire orientale et occidentale. »
À certains égards, « l’Andalousie semble être devenue une sorte de mythe historique pour les deux cultures, attrayant et fascinant, mais aussi apparemment sans rapport avec leur propre patrimoine », souligne-t-il.
Néanmoins, Jose Miguel Puerta Vilchez, auteur, arabiste et professeur d'art islamique et d'histoire andalouse à l'université de Grenade, estime que la conscience et la fierté des réalisations et de l'impact d'Al-Andalus sont de plus en plus fortes en Espagne.
« Depuis la fin du XXe siècle, les études sur tous les aspects de l'histoire et de la culture d'Al-Andalus ont connu une période de splendeur dans les universités espagnoles, et il existe aujourd'hui plusieurs générations d'arabistes de premier ordre », indique-t-il.
La conscience de l'héritage d'Al-Andalus devient de plus en plus forte en Espagne, comme en témoigne le travail d'artistes tels qu'Eduardo Gorlat, photographié ici.
« L'arabisme espagnol n'a jamais vu un aussi grand nombre de chercheurs et d'ouvrages publiés ainsi que d'activités culturelles liées à Al-Andalus.»
La prochaine étape vers la récupération de toute la complexité de la véritable identité espagnole devrait être que « cette énorme contribution atteigne davantage de couches de la société et entre dans les écoles, les instituts et les médias de manière plus complète et systématique. »
« Je fais partie de ceux qui pensent que la langue arabe devrait être proposée comme deuxième langue facultative dans les écoles espagnoles de nombreuses régions, à la fois pour mieux comprendre notre passé et pour établir de meilleurs liens avec les pays arabes d’aujourd’hui. »
«Alhambra Poptile», de l'artiste Eduardo Gorlat, relie la tradition et le renouveau.
Pour le Dr Antonio de Diego, professeur de philosophie politique à l'université de Pablo de Olavide, Séville, et vice-président du Conseil islamique espagnol, « l'influence andalouse à Grenade peut être appréciée sous un grand nombre d'aspects. »
« Vous ne pouvez pas vraiment comprendre l'Espagne sans le substrat islamique », explique-t-il.
Mais l'historien espagnol Manzano est moins optimiste.
« Les Espagnols d’aujourd’hui sont malheureusement très ignorants du passé andalou. Bien que de nombreuses ressources publiques aient été consacrées à l'étude de l'héritage de l’Andalousie au cours des trente dernières années, nous n'avons pas été en mesure de transmettre au grand public la richesse et l'importance de cette période. »
« De nombreux malentendus, mythes et manipulations persistent, comme en témoigne la diffusion d’idées fausses d'extrême-droite sur la période médiévale. »
« C'est malheureux pour ceux d'entre nous qui considèrent qu'une connaissance approfondie d'Al-Andalus pourrait contribuer à la compréhension mutuelle, au respect et à l'appréciation des cultures, qui sont aujourd'hui plus nécessaires que jamais. »