Les Arabes oubliés d'Iran
Il y a un siècle, le cheikhat autonome de l'Arabistan fut annexé par la force à la Perse. Aujourd'hui, les Arabes d'Ahwaz sont la minorité la plus persécutée d'Iran.
“Quand tu seras grand, mon garçon, tu reviendras à cet endroit comme ton père – c'est le destin de tous les Ahwazis”
Dans la prison de Sepidar située dans la ville d'Ahvaz en Iran, trois prisonniers arabes condamnés à mort se sont cousu les lèvres le 23 janvier 2021. Ils ont entamé une grève de la faim pour dénoncer les mauvaises conditions de détention et la menace d'exécution qui les guettait.
Le 28 février 2021, un peu plus d'un mois plus tard, ils ont été exécutés dans le plus grand secret.
Ali Khasraji, Hossein Silawi et Jasem Heidary faisaient partie des Arabes ahwazis qui constituent une minorité en Iran. Accusés d'être impliqués dans une attaque contre un poste de police d'Ahvaz en mai 2017, ils avaient fait des «aveux» sous la torture, selon des groupes de défense des droits de l'homme.
Le sort de ces trois hommes ne fait que rappeler la réalité des persécutions systématiques infligées aux Arabes ahwazis en Iran depuis un siècle.
Les Ahwazis constituent une minorité ethnique peu reconnue qui subit des persécutions démesurées. Cette minorité est estimée à huit ou neuf millions de personnes. Issue des premiers Arabes à avoir vécu dans la région faisant auparavant partie de l'Iran actuel, elle fut connue pendant des siècles sous le nom de «l’émirat d'Arabistan».
Ahvaz est l'appellation que donnent les Arabes ahwazis à leur État oublié. Il s'étendait sur la rive du Chatt el-Arab du côté iranien et le long de la côte est du Golfe: ce territoire correspond aujourd'hui à la province du Khouzistan en Iran et il englobe également des parties des provinces d'Élam, de Bouchehr et d'Hormozgan.
Au XIXe siècle, l'Empire ottoman a cédé l'Arabistan à la Perse en vertu d'un accord politique portant sur les frontières; néanmoins, l'émirat a conservé son autonomie.
Vient ensuite le jour où l'on a découvert le pétrole dans la région.
Cette bénédiction pour les Arabes de l'ouest du Golfe était une malédiction pour les habitants de l'autre rive. En 1925, l'Arabistan tombe sous le joug de l'Iran central en raison des importantes ressources qui y ont été découvertes.
L'Iran s'efforce depuis lors d'éradiquer la culture ahwazie: la monarchie puis la Révolution qui lui a succédé en 1979 ont banni l'usage de la langue arabe dans les écoles, dépouillé la région des richesses naturelles dont elle fourmille et procédé à une «persanisation» de la population.
Donner de nouveaux noms aux villes et villages, voire à la région dans son ensemble, témoigne des opérations d'ingénierie sociale qui ont été engagées. Pour les Arabes ahwazis, le Khouzistan restera toujours Al-Ahvaz. En effet, ce sont les Arabes qui ont construit la ville portuaire iranienne de Khorramchahr en 1812, à l'entrée du Golfe. Ils lui ont donné le nom de «Mohammerah». Pour les Ahwazis, «Ahvaz», la ville qui porte leur nom et qui se situe en amont de Khorramchahr sur le fleuve Karoun, n'est autre qu’«Ahwaz».
Cela fait un siècle ou presque que les Arabes d'Iran, opprimés, caressent l'espoir de créer une nation autonome et indépendante. Ils rêvent tout au moins de retrouver un semblant d'autonomie, ne serait-ce qu'au sein d'un État perse fédéraliste.
Néanmoins, les sacrifices et les combats menés depuis des décennies par un grand nombre de dissidents et de défenseurs des droits de l'homme n'ont pas permis aux Arabes ahwazis de se libérer. Leur rêve semble plus irréalisable que jamais auparavant.
“Sept raisons pour lesquelles je devrais mourir”
En juillet 2012, le militant arabe ahwazi Hashem Shabani (32 ans) et son collègue Hadi Rashedi, un enseignant de 38 ans, ont été condamnés à mort. Leurs chefs d'accusation sont la «Moharebeh» («mener une guerre contre Dieu») et «Ifsad fil ard» («corruption de la Terre»). Ces accusations sont généralement réservées aux individus que le régime iranien considère comme des dissidents.
Aux dires du groupe Iran Human Rights, le seul «crime» qu'ont commis les deux hommes est la création d’Al-Hiwar, un institut culturel destiné à promouvoir l'enseignement de la langue arabe aux jeunes Ahwazis défavorisés.
Les deux hommes ont été incarcérés pendant deux ans avant d'être pendus. Sous la torture, ils ont signé des aveux vides de sens qui les reliaient à tort à une organisation terroriste.
Dans une lettre écrite des ténèbres de sa prison, Hashem Shabani a avoué avoir commis un seul crime: celui d’avoir écrit des essais dénonçant le traitement que l'Iran réserve à ses minorités, notamment «les crimes hideux contre les Ahwazis, en particulier les exécutions arbitraires et injustes».
Dans tout cela, «la seule arme que j'ai utilisée est mon stylo», ajoute-t-il.
C'est avec ce stylo qu'il a composé, de sa prison, un poème intitulé Sept raisons pour lesquelles je devrais mourir.
“Tu fais la guerre à Allah! criaient-ils jour après jour et pendant sept jours,Parce que tu es Arabe!, m'accusèrent-ils samedi,
Parce que tu es Arabe!, m'accusèrent-ils samedi,
Lundi, ils hurlèrent: N'oublie pas que tu es Iranien!
Tu bafoues la Révolution sacrée! m’accusèrent-ils mardi
N'as-tu pas défendu les autres? me demandèrent-ils mercredi
Tu es un poète, un barde, lancèrent-ils jeudi
Et vendredi: Tu es un homme, n'est-ce pas une raison pour mourir?”
Après la mort de Hashem Shabani, ses lettres et ses poèmes ont circulé clandestinement au-delà des murs de la prison. Ils ont été traduits en anglais par Rahim Hamid. Ahwazi et élève de Hashem Shabani et de Hadi Rashedi, ce dernier a failli subir le même sort que les deux hommes.
Rahim Hamid n'avait que 22 ans lorsqu'il étudiait la littérature anglaise à l'université islamique d’Azad à Abadan. Il a été arrêté au mois d'octobre 2008. Suivant l'exemple de ses deux professeurs, encore libres à l'époque, «je militais en faveur des droits de l'homme et je sensibilisais les gens à la culture ahwazie», explique-t-il.
Accusé de porter atteinte à la sécurité nationale, il a essuyé en 2008 des abus et des tortures répétés durant quatre mois. Il a été maintenu en isolement avant d'être transféré dans la tristement célèbre prison de Sepidar, à Ahvaz.
Il finit par comparaître devant un tribunal de Ramchir, où un avocat engagé par sa famille convainc le juge de le libérer sous caution en attendant le procès.
La menace d'un procès pesait sur Rahim Hamid. Il était cependant déterminé à terminer ses études universitaires et c'est ainsi qu'il a obtenu son diplôme en 2011. La même année, ses deux professeurs ont été arrêtés ce qui a amené Rahim Hamid à fuir le pays.
«J'ai traversé clandestinement la frontière pour me rendre en Turquie», raconte-t-il. «Des amis m'attendaient à Ankara ou je suis entré en contact avec le représentant du Haut Commissariat des nations unies pour les réfugiés (UNHCR)».
Rahim Hamid s'est vu accorder le statut de réfugié et il a pris un nouveau départ aux États-Unis. Il vit depuis 2015 à Charlottesville, en Virginie, avec sa femme, qui l'a rejoint aux États-Unis, et leurs deux jeunes filles, toutes deux nées dans leur pays d'adoption.
Aux États-Unis, Rahim Hamid s'est construit une nouvelle vie: il travaille comme militant et journaliste indépendant, et il écrit des centaines d'articles sur le sort des Arabes ahwazis pour le compte de divers médias internationaux.
«Je suis venu aux États-Unis pour fuir l'Iran et pour échapper à la mort», dit-il. «Mais je souhaite également donner une voix à mon peuple et lui servir d’ambassadeur.»
Les Arabes ahwazis, le peuple de Rahim Hamid, sont victimes d’arrestations arbitraires, de tortures, de disparitions forcées et d’exécutions sommaires. Ce sort est réservé à l'ensemble des communautés minoritaires non perses d'Iran. Au mois de septembre 2020, les Nations unies ont publié un rapport sur les droits de l'homme. Il fait état des conséquences de la purge massive menée à la fin de la guerre Iran-Irak, en 1988, contre les dissidents présumés. Ce sont les Ahwazis du Khouzistan qui en ont payé le plus lourd tribut.
De juillet à septembre 1988, des milliers de dissidents politiques emprisonnés pour leur appartenance à des groupes d'opposition ont été portés disparus et sommairement exécutés par les autorités iraniennes dans trente-deux villes du pays. Ces répressions ont eu lieu dans le secret et les corps des victimes ont été abandonnés, pour la plupart, dans des fosses communes anonymes. On estime à trente mille le nombre de personnes exécutées.
En apparence, cette épuration visait les personnes qui ont prétendument collaboré avec l'Irak. Elle s'est toutefois étendue pour toucher un grand nombre de dissidents. Les assassinats ont déferlé à travers l'Iran. Mais ce sont «les villes d'Ahvaz et de Dezfoul, dans la province du Khouzistan, qui ont subi les pires sévices», indique le rapport.
Les familles des disparus, qui n'arrivent pas à tourner la page, se souviennent avec amertume de ces événements terrifiants. Des témoins oculaires décrivent comment les prisonniers ont été pendus à des grues, par groupes de six, à des intervalles de trente minutes.
En effet, l'Iran continue à ce jour d'enlever les membres de ses communautés minoritaires, notamment les Arabes ahwazis. Selon le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires des nations unies, qui a enquêté sur la période qui court de l'année 1980 au mois d'août 2021, 548 personnes, dont 103 femmes, ont été portées disparues en Iran. Ce chiffre ne représente que les cas répertoriés. Le nombre réel est sans doute plus élevé.
Yousef Silavi, Arabe ahwazi et technicien à la retraite, compte parmi les personnes disparues. La dernière fois qu'il a été vu en vie, c'était le 6 novembre 2009, à son domicile, dans la ville d'Ahvaz. Sa famille est convaincue qu'il a été enlevé. Trois ans plus tôt, ils ont appris officieusement qu'il était encore en vie dans la prison du Corps des gardiens de la révolution islamique. Sans nouvelles de Yousef depuis, ils gardent espoir.
La persécution des Arabes iraniens est imputable en grande partie au racisme institutionnalisé ainsi qu’à une réalité qui effraie Téhéran: la moitié du pays qu'elle aime présenter comme une entité perse homogène et unie regroupe en effet des minorités ethniques qui doivent être réprimées et contrôlées, selon le régime.
Cependant, les Arabes de l'Arabistan (région au nord-ouest du golfe Arabique, NDRL) ont joui pendant des siècles d'une autonomie pacifique; ils faisaient théoriquement partie de la sphère d'influence perse, alors qu’ils étaient en réalité laissés à leur propre sort et libres de suivre leurs propres dirigeants, lois et coutumes.
Le vent du changement a soufflé en l'espace d'une heure, en ce jour du mois de mai, plus d'un siècle auparavant.
La trahison
Nous sommes le 26 mai 1908. L’horloge sonne quatre heures du matin lorsqu’une odeur accablante de soufre réveille George Reynolds dans son camp de Masjed-e Soleiman, situé au pied des monts Zagros.
George Reynolds est un ingénieur et géologue britannique chevronné qui travaille pour le compte d'un syndicat londonien. Il sait exactement ce que signifie cette odeur. Au bout de six années interminables et frustrantes passées à sonder en vain le nord-ouest de la Perse, il vient de trouver du pétrole.
Ce jour va changer à jamais la vie des Arabes de l'Arabistan, où a eu lieu cette découverte historique.
Au moment où M. Reynolds entamait ses recherches, au mois de décembre 1902, le juge Jérôme Saldanha, membre de l'Indian Civil Service de la province (le service le plus éminent de l'Empire britannique en Inde britannique entre 1858 et 1947), achevait son rapport secret intitulé «Precis of Persian Arabistan Affairs» («Précis des affaires de l'Arabistan perse») pour le compte du ministère des Affaires étrangères du gouvernement de l’Inde britannique.
C'est ici que se situe «l'ancien Élam, le jardin du monde», écrit-il, en référence à la civilisation élamite pré-iranienne qui avait régné sur la région. Cette dernière correspond aujourd'hui à la province du Khouzistan, en Iran.
Ce sont les Élamites qui ont construit le Choga Zambil, en 1250 avant J.-C. Il s’agit d’un palais et d’un complexe de temples situés dans l'ancienne ville de Dur Untash, qui comprend l'une des plus belles ziggourats (monuments de plusieurs étages en forme de pyramide qui caractérisent l'ancienne Mésopotamie).
Choga Zambil, l’une des rares ziggourats en dehors de la Mésopotamie, dans l’ancienne ville élamite de Dur Untash, à 80 kilomètres au nord d’Ahwaz. (Image Getty)
Inscrite en 1979 sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco, cette ville donne son nom au centre d'études Dur Untash, créé par des Ahwazis en exil au Canada. Ce centre avait pour mission de «fournir des analyses, des recherches, des études ainsi que d'autres sources d'information crédibles et informatives sur la cause des Arabes ahwazis».
Le Choga Zambil se situe à une distance de 70 km à l'ouest de l'endroit où le pétrole a été découvert pour la première fois au Moyen-Orient.
Pour le juge Saldanha, qui rédige son rapport en 1902, «il est assez étonnant que cette région incroyablement fertile soit restée fermée au commerce mondial jusqu'à une date récente». Il attribuait ce phénomène à une certaine «jalousie de la part des Perses».
Si le fleuve de Karoun venait tout juste de s'ouvrir au commerce britannique grâce aux cheikhs d'Arabistan, l'antipathie des Perses s’opposait encore et toujours au développement du potentiel agricole de la région. «Bien des projets ont été présentés dans le but de restaurer les anciens réseaux d'irrigation de cette région ou d'en construire de nouveaux», écrit M. Saldanha. «Ils ont été relégués aux oubliettes dans les archives de Téhéran.»
De nombreuses tribus rivalisaient pour détenir le pouvoir en Arabistan. Au XIXe siècle, le pouvoir est cependant tombé entre les mains des Muhaysin, qui contrôlaient la ville portuaire de Mohammerah, située à un endroit stratégique, non loin du fond du Golfe, au croisement des rivières Karoun et Chatt el-Arab.
Le cheikh Jabir Muhaysin, qui a régné de 1819 à 1881, «a transformé la ville de Mohammerah en port commercial libre. Il a été le premier à susciter l'intérêt des Britanniques», écrit l'historien américain William Theodore Strunk en 1977.
Selon un rapport militaire britannique qui date de 1924, le cheikh Jabir était «un chef dirigeant qui a vécu très longtemps» et qui avait «aidé le gouvernement britannique à réprimer les actes de piratage qui menaçaient la rivière [Karoun]. Il a ainsi éveillé les soupçons de son suzerain perse. Ce dernier s’est fié à la rumeur selon laquelle le cheikh souhaitait se défaire de son affiliation [aux perses, NDRL] et céder sa principauté aux Britanniques».
La semi-indépendance de l'Arabistan, ainsi que son appartenance historique et géographique à la Mésopotamie plutôt qu'à la Perse, ont été compromises en 1848 avec le traité d'Erzurum, qui a résolu les anciens conflits frontaliers entre la Turquie et la Perse. La Turquie a donc reconnu «les droits souverains intégraux du gouvernement perse» sur la ville et le port de Mohammerah, l'île de Khidhr (à Abadan), ainsi que sur l’ensemble de l'Arabistan.
Les intérêts commerciaux de la Grande-Bretagne, cependant, ont réduit au minimum l’ingérence perse dans les affaires de l’Arabistan. Lorsque la guerre a éclaté entre la Grande-Bretagne et la Perse en raison des ambitions de Téhéran en Afghanistan, le cheikh Jabir a rejoint le camp des Britanniques. Les troupes britanniques ont attaqué les forces perses à Mohammerah et «l’armée perse s’est enfuie précipitamment. Pas moins de trois cents soldats ont trouvé la mort et de nombreux autres ont été tués par des Arabes».
Dans l’espoir de mettre fin au joug perse, les Arabes d’Arabistan ont fait part de leur position vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Mais, malgré toutes les promesses et les assurances faites par les Britanniques au cours des années qui ont suivi, leur rêve d’indépendance a finalement été trahi.
En 1881, le cheikh Jabir est remplacé par son fils, Mizil Khan. En 1888, ce dernier ouvre le fleuve Karoun pour satisfaire les intérêts commerciaux britanniques et permettre ainsi aux Britanniques d’établir un vice-consulat à Mohammerah.
Selon le rapport militaire britannique de 1924, «les affaires de l’Arabistan commencent à revêtir, à partir de ce moment, une importance plus qu’académique pour les autorités diplomatiques et politiques britanniques».
Le 2 juin 1897, le cheikh Mizil est assassiné, au moment où il arrive en bateau à son palais au bord de l’eau à Fallahiyah at Mohammerah. Il est alors remplacé par son frère, Khaz’al.
Le gouvernement impérial de la Grande-Bretagne était fortement investi en Arabistan, qu’il considère comme un État tampon au service de son objectif primordial de protéger les Indes contre tous les arrivants, ce qui signifiait à l’époque la Russie, la Turquie et l’Allemagne.
Comme le rapporte un résumé du ministère britannique des Affaires étrangères, publié en 1946, et portant sur les relations avec le cheikh Khaz’al, «une partie essentielle de la politique britannique dans le Golfe est l’établissement de bonnes relations et la conclusion d’accords avec les différents dirigeants arabes et les cheikhs de Mohammerah – puissant territoire à la tête du Golfe».
Bien que considérés par les Britanniques comme des «sujets théoriquement persans, ils jouissaient en Arabistan d’une grande autonomie et d’une semi-indépendance».
Le cheikh Khaz’al tente de renforcer sa position avec Téhéran grâce à une série de négociations au cours desquelles les Britanniques font pression en sa faveur. Le résultat est une concession historique faite en 1903 par Muzaffar al-Din, le chah de Perse, qui accorde au cheikh un firman ou décret officiel, «qui reconnaît les terres du cheikh et de ses tribus comme propriétés perpétuelles».
Muzaffar al-Din, le chah de Perse, qui a officiellement reconnu, en 1903, que l’Arabistan appartenait à cheikh Khaz’al et à son peuple pour toujours. (Image Getty)
Selon les militants ahwazis, ce document signifie, à lui seul, que la dernière occupation perse de l’Arabistan en 1925 peut uniquement être considérée comme un acte illégal en vertu du droit international. Le décret stipule que le gouvernement perse «ne devrait pas avoir le droit de prendre possession des propriétés ou d’y intervenir».
Dans les années qui ont suivi l’accord de 1903, le cheikh Khaz’al «connaît de très faibles ingérences sérieuses de la part du gouvernement central, qui se contente de laisser le cheikh régner sur ses territoires sans être dérangé».
Mais vient ensuite la découverte du pétrole.
En 1901, pour un montant de 20 000 livres sterling (près de deux millions de livres sterling aujourd’hui: 1 livre sterling = 1,18 euro), la Perse attribue à l’homme d’affaires britannique William Knox d’Arcy une concession de soixante ans pour l’exploitation pétrolière. La concession couvre les trois quarts de la Perse, notamment les territoires du cheikh Khaz’al.
Plusieurs années plus tard, aucun gisement de pétrole significatif n’est trouvé et, en 1907, D’Arcy vend le permis d’exploitation à un syndicat, l’Anglo-Persian Oil Company – précurseur de la société BP.
L’année d’après, les principaux bailleurs de fonds du syndicat décident de minimiser leurs pertes. Cependant, le 26 mai 1908, alors qu’une lettre ordonnant aux membres de l’équipe en Perse d’abandonner leurs recherches et de rentrer chez eux est sur le point d’être livrée, le pétrole est enfin découvert en Arabistan, à Masjed-e Soleiman.
Retrouvant espoir, le groupe Oil Company décide, le 16 juillet 1909, de payer au cheikh Khaz’al 10 000 livres sterling pour louer d’autres sites sur l’île d'Abadan et ailleurs sur son territoire. Selon les conditions du firman émis par le chah cinq ans plus tôt, le cheikh est parfaitement en droit de le faire.
La Grande-Bretagne continue de soutenir le cheikh dès que possible ou, du moins, lorsque ses intérêts sont en jeu. En 1910, les Britanniques interviennent et atténuent un léger différend avec la Turquie le long du fleuve Chatt el-Arab. Selon le ministère des Affaires étrangères, «il s’agit de contrer une certaine perte de prestige subie par le cheikh et de s’opposer à la croissance des ambitions turques dans la région du golfe Persique».
En conséquence, le résident politique se rend à Mohammerah à bord d’un navire de guerre et, lors d’une cérémonie au palais du cheikh de Fallahiyah, le 15 octobre 1910, lui remet l’insigne et le titre de Chevalier commandeur de l’Ordre de l’Empire des Indes.
Au début de la Première Guerre mondiale en 1914, l’intérêt de la Grande-Bretagne pour l’Arabistan se concentre soudain moins sur l’ingérence perse dans ses affaires que sur la menace plus immédiate de l’Allemagne et de la Turquie. Comme le note un rapport ultérieur du ministère britannique des Affaires étrangères, «il est clairement essentiel que nous réaffirmions notre engagement envers le cheikh».
Pour sa part, tout au long de la guerre, le cheikh défend fermement les intérêts britanniques. Vers la fin de 1915, lorsque les Britanniques ont eu peur que la Perse n’entre en guerre aux côtés de l’Allemagne, il y a même eu «des discussions sur la reconnaissance de l’impartialité du cheikh dans cette situation».
Si l’Arabistan avait été reconnu à l’époque comme une nation indépendante, soutenue par la puissance de l’empire britannique, le Moyen-Orient d’aujourd’hui aurait pu être, en réalité, très différent.
Cependant, après la Première Guerre mondiale, un changement radical dans les priorités britanniques a scellé le sort du cheikh Khaz’al, mettant fin à l’idée de l’Arabistan comme entité indépendante.
Après la Révolution russe de 1917, il devient de plus en plus évident que la Perse est convoitée par les bolcheviks. En 1921, craignant que la dynastie perse défaillante Qajar ne se range du côté des Russes, la Grande-Bretagne complote avec Reza Khan, chef de la brigade cosaque de Perse, pour organiser un coup d’État.
Reza Khan, chah de Perse. Avec le soutien de la Grande-Bretagne, il est revenu sur l’engagement de son prédécesseur afin de s’emparer du pétrole de l’Arabistan. (Image Getty)
Il s’agit d’une alliance fatidique. Comme le conclut plus tard un rapport britannique secret en 1946, «Reza Khan est personnellement responsable de la chute définitive du cheikh».
Reza Khan est déterminé à mettre toute la Perse sous contrôle central et, en 1922, il envoie des troupes en Arabistan.
Comme l’écrit l’historienne américaine Chelsi Mueller dans son livre, The Origins of the Arab-Iranian Conflict, paru en 2020, Reza Khan «s’intéresse à l’Arabistan, non seulement parce que c’est la seule province où le gouvernement central n’a pas réussi à asseoir son autorité mais aussi parce qu’il apprécie le potentiel de l’industrie pétrolière de l’Arabistan à générer des revenus indispensables».
Le cheikh Khaz’al, invoquant des promesses antérieures qui lui ont été faites, demande la protection de la Grande-Bretagne. Mais il est vite écarté et invité à «remplir ses obligations envers le gouvernement perse».
La Grande-Bretagne, qui soutient désormais pleinement le régime de Reza Khan, abandonne petit à petit le cheikh Khaz’al et sacrifie l’Arabistan pour satisfaire ses propres besoins géopolitiques.
Dans une dépêche en date du 4 septembre 1922, sir Percy Loraine, envoyé britannique en Iran, écrit qu’en Perse «il serait préférable de traiter avec une autorité centrale forte, ce qui desserre les liens avec les dirigeants locaux».
Au cours des quelques années qui ont suivi, on assiste à une série de manœuvres politiques tripartites entre Reza Khan, la Grande-Bretagne et le cheikh de Mohammerah, au cours desquelles le gouvernement perse – en dépit des assurances constantes du contraire – augmente progressivement son ingérence dans les affaires quotidiennes de l’Arabistan.
La situation atteint un stade critique en août 1924, lorsque le gouvernement perse informe le cheikh Khaz’al que le firman que lui avait accordé le chah Muzaffar al-Din en 1903 a expiré.
Convoité par le gouvernement perse, le pétrole qui devait faire la gloire de l’Arabistan le conduit plutôt à sa perte.
Le cheikh indique alors aux Britanniques qu’il en a assez et qu’il a l’intention de se battre. Il espère que cette menace les forcera à se ranger de son côté, mais il est vite déçu. Le vice-consul de Grande-Bretagne à Ahwaz l’avertit que s’il «commet un acte de rébellion (contre leur protégé perse), il aura tort et portera préjudice à son cas auprès du gouvernement de Sa Majesté».
Néanmoins, le cheikh Khaz’al exige que Reza Khan retire toutes ses troupes d’Arabistan et il reconfirme la légalité du firman de 1903. Après quelques semaines de navettes diplomatiques, les Britanniques sont agréablement surpris de constater que Reza Khan semble s’être complètement retiré en septembre 1924.
Mais il y a un piège alarmant. En contrepartie, le cheikh doit quitter la Perse pendant trois mois et, à son retour, faire «une déclaration de soumission appropriée» à l’autorité de Téhéran.
Selon les Britanniques, il est «clair que cet épisode signe la fin de l’ancien régime et qu’il est peu probable que Reza Khan, qui a établi une mainmise sur le Khouzistan, y renonce volontairement».
Le gouvernement britannique se trouve «maintenant dans une position embarrassante. Il ne peut pas mettre brusquement fin à son engagement envers le cheikh, compte tenu des services que ce dernier lui a rendus par le passé».
D’autre part, la Grande-Bretagne décide de soutenir le gouvernement de Téhéran et elle peut difficilement se permettre d’offrir aux Soviétiques «de merveilleuses possibilités de pêcher en eaux troubles».
De leur côté, les Britanniques rapportent que «le cheikh semble s’être résigné au nouveau régime, informant Reza Khan qu’il souhaite partager ses biens entre ses fils avant de se rendre à l'étranger».
Cependant, le 18 avril 1925, le cheikh Khaz’al et son fils, Abdel Hamid, sont arrêtés sur ordre de Reza Khan et emmenés à Téhéran. Pour les militants ahwazis, la date d’occupation d’Al-Ahwaz par l’État iranien est le 20 avril 1925.
Pratiquement assigné à résidence, le cheikh passera les onze dernières années de sa vie en négociations futiles avec Téhéran. Celles-ci ont été marquées, notent les Britanniques, par une série de «graves parjures de la part du gouvernement central, qui n’a manifestement aucune intention de tenir ses promesses faites au cheikh».
Selon les Britanniques, «les Perses n’attendent manifestement que la mort du cheikh», un vœu qui est finalement exaucé dans la nuit du 24 mai 1936.
Cinq ans plus tard, la roue de la fortune tourne à nouveau, mais pas en faveur des militants ahwazis.
En août 1941, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique, désormais alliées pendant la Seconde Guerre mondiale, envahissent la Perse pour s’emparer des champs pétrolifères les plus importants et pousser Reza Khan, désormais pronazi, à l’abdication. Il démissionne le 16 septembre 1941 avant d’être remplacé par son fils, Mohammad Reza Pahlavi qui, en tant que dernier chah d’Iran, sera renversé par la révolution islamique en 1979.
La persécution des Arabes d’Iran et d’autres minorités s’est poursuivie sous Mohammad Reza Pahlavi, qui a succédé à son père en 1941, et après son renversement par la révolution iranienne en 1979. (Image Getty)
Les troupes britanniques entrent en Arabistan depuis l’Irak, ce qui redonne espoir aux militants ahwazis. Ils estiment que l’indépendance pourrait de nouveau être à leur portée. Il s’agit cependant d’un espoir vain.
Le 7 septembre 1941, le commandant de la huitième division d’infanterie indienne en Perse écrit à son quartier général à Bagdad pour signaler que le cheikh Chassib – le fils aîné du cheikh Khaz’al – vivant en exil en Irak, «soulève les tribus du sud en vue de restaurer la position passée de la famille».
Il ajoute: «La dernière chose que nous voulons en ce moment au Khouzistan, c’est que le problème se répète.»
En conséquence, on ordonne au cheikh Chassib de renoncer. La Grande-Bretagne se lave les mains de toute responsabilité en Arabistan. Désormais, les militants ahwazis seront victimes de persécutions du gouvernement perse à Téhéran.
Un peuple persécuté
L'avocat et historien américain Aaron Meyer, expert en droit international et membre de l'Association pour l'étude du Moyen-Orient et de l'Afrique, qui a consacré de nombreux écrits aux Ahwazis, n'a pris conscience de leur détresse qu'au cours des deux dernières années, à la suite d'une rencontre fortuite avec un membre de la diaspora vivant aux États-Unis.
«Plus j'approfondissais la question, plus j'étais horrifié par leur situation ces quarante dernières années, et plus largement depuis un siècle», affirme-t-il, stupéfait de constater le nombre très limité de personnes en Occident ayant connaissance des Ahwazis.
«Je connais assez bien la plupart des groupes minoritaires du Moyen-Orient, et pourtant, je ne voyais pas qui ils étaient. C'est une histoire sur les droits humains qui devrait être ancrée dans la conscience populaire. Pourtant, il n’en est rien», ajoute-t-il.
Pour Meyer, cela s’explique notamment par le fait que «l'Iran a très bien réussi à projeter l'image d'une civilisation perso-iranienne homogène qui n'existe pas réellement. Moins de la moitié de la population est ethniquement persane».
L'histoire des ambitions impériales dans la région a également laissé son empreinte. «Les Ahwazis étaient des pions», raconte-t-il. «Au début du XXᵉ siècle, la Grande-Bretagne et la Russie manœuvraient pour affermir leur position par rapport à l’exploitation de pétrole, et il était dans l'intérêt de tous de prétendre que les Ahwazis n'existaient tout simplement pas.»
L'ONU, précise Meyer, «est passée complètement à côté des Ahwazis. Il y a un rapporteur spécial, qui les mentionne occasionnellement dans le contexte de la répression générale iranienne et des violations des droits humains, mais lorsqu'il s'agit de milliers de violations des droits humains, une seule ligne sur le sort des Ahwazis, ce n’est pas du tout suffisant. Personne n’a à rendre de comptes».
En réalité, il n'y a pas grand-chose que l'ONU puisse faire, à part exhorter l'Iran à modifier son comportement – des appels formels qui restent invariablement sans réponse. En outre, la situation difficile des Ahwazis n'est qu'un des nombreux problèmes de droits humains auxquels est confronté Javaid Rehman, professeur de droit à la Brunel University de Londres, qui est depuis 2018 le rapporteur spécial de l'ONU sur les droits humains en Iran.
Lors de la remise de son quatrième rapport annuel à l'Assemblée générale des Nations unies le 25 octobre 2021, Rehman a évoqué les «motifs diversifiés, vagues et arbitraires en Iran pour imposer la peine de mort, qui peuvent rapidement transformer ce châtiment en un outil politique».
Cependant, dans le rapport annuel, aucune mention directe n’a été faite du sort des Ahwazis ou des exécutions extrajudiciaires d'Arabes au Khouzistan, qui ont eu lieu au cours de la première partie de l'année.
«De telles exécutions sont commises quasiment toute l'année», a rapporté le Dur Untash Studies Center (Dusc) en mars 2021, dans un article mettant en évidence la politique iranienne qui consiste à «tirer pour tuer», aboutissant à la mort d’une douzaine de jeunes hommes ahwazis à des postes de contrôle entre juin 2019 et mai 2021. La plus jeune victime s’appelait Ali Rashedi, était âgée de 17 ans. Il avait été touché à la tête et au dos le 4 septembre 2019, alors qu'il conduisait sa mobylette au niveau d’un poste de contrôle non signalé.
En plus des exécutions, des arrestations arbitraires et des tirs contre des personnes, les Ahwazis affirment que Téhéran a poursuivi une stratégie d'oppression à l’encontre des Arabes iraniens en détruisant l'environnement dans lequel ils vivaient.
Une série de barrages a été construite sur les quatre principaux fleuves de la région, dont le Karoun, en partie pour détourner l'eau vers les zones ethniquement persanes du pays. Pendant des années, cette politique, comme le rapporte un article publié par le Dusc en 2020, a «fait des ravages sur l’environnement, entraînant une désertification généralisée et une réduction considérable des zones cultivables à Ahwaz».
Même le directeur de l'Agence iranienne de protection de l'environnement aurait admis que l'énorme barrage de Gotvand sur le Karoun, achevé en 2012, était responsable des sécheresses au Khouzistan, ainsi que de la salinité croissante de l'eau et du sol dans la province.
«Avec cette seule erreur d'ingénierie, nous avons rendu l'eau du Khouzistan salée», a rapporté IranWire citant Isa Kalantari lors d'un discours aux étudiants de l'université Amir Kabir en juillet 2018. Selon ce compte-rendu, des études menées par l’université de Téhéran ont révélé que le barrage avait augmenté la teneur en sel du fleuve Karoun de 35%.
En 2020, l'activiste ahwazi en exil Rahim Hamid et Aaron Meyer ont collaboré à un article pour le Dusc au titre intransigeant: «La destruction systématique de l'environnement de la part de l'Iran est un génocide contre le peuple ahwazi» Selon eux, la politique du régime a «détruit l'environnement à Ahwaz de manière délibérée et systématique».
«Les terres agricoles autrefois fertiles et généreuses d'Ahwaz ont été transformées en terres désertiques arides et abandonnées, parsemées de raffineries de pétrole et de gaz. Le manque de vie végétale a accru l'intensité et la régularité des tempêtes de sable qui recouvrent désormais régulièrement les villes de la région d’une poussière épaisse, étouffante, et fortement polluée», écrivaient les auteurs de l’article.
Inéluctablement, la frustration parmi les Ahwazis face à une injustice aussi évidente s'est transformée en manifestations, qui ont suscité la réaction violente habituelle de l'État iranien.
En juillet 2021, les tensions liées aux pénuries d'eau ont dégénéré en manifestations dans plusieurs villes de la province du Khouzistan, où les températures peuvent atteindre en été 50° Celsius. Amnesty International a confirmé qu'au moins huit personnes, dont un adolescent, avaient été tuées par balles par les autorités lors de ces protestations.
Hamid et Meyer ont fait valoir avec insistance que l'agression systématique de l'Iran contre le peuple ahwazi équivalait à un crime de génocide, tel que défini par la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide, dont l'Iran est devenu signataire le 14 août 1956.
Dans la convention, l'ONU s'est engagée à punir ceux qui auront commis un génocide, sachant que, dans le cas de l'Iran, rien de tel n’a été accompli.
«Ce n'est pas parce qu'il n'est pas possible de poursuivre le gouvernement iranien collectivement ou individuellement au niveau national qu'il n'y a pas de capacité de poursuivre les auteurs de ce génocide», écrivent Hamid et Meyer. «Il est possible de demander des comptes aux personnes et aux responsables gouvernementaux iraniens concernés devant la justice internationale s'ils voyagent à l'étranger», poursuivent-ils.
Dans les faits, cependant, les Ahwazis sont abandonnés, comme ils le sont depuis 1925.
Rêves et espoirs
Le 15 avril 2005, des émeutes meurtrières qui ont duré quatre jours éclatent dans la ville d’Ahwaz. L’élément déclencheur est la divulgation présumée d’une lettre, qui aurait été écrite par un conseiller présidentiel iranien, et qui semblait confirmer les craintes du peuple ahwazi selon lesquelles le gouvernement avait l’intention de «persaniser» davantage la province du Khouzistan.
L’authenticité de cette lettre demeure incertaine. Toutefois, le résultat était prévisible. Environ 50 personnes ont été tuées lors des manifestations qui ont suivi, tandis que des dizaines d’autres ont été blessées et des centaines arrêtées.
Deux mois après les émeutes, Karim Abdian, directeur de l’Ahwaz Education and Human Rights Foundation, une ONG basée en Virginie, avait prononcé un discours devant le groupe de travail sur les minorités de la Sous-Commission des Nations unies pour la promotion et la protection des droits de l’homme.
Karim Abdian, directeur de la fondation Ahwaz pour l’éducation et les droits de l’homme, affirme que les Ahwazis ont été soumis à «un assujettissement politique, culturel, social et économique».
Il avait déclaré que les Ahwazis avaient été victimes d’un «assujettissement politique, culturel, social et économique, et traités comme des citoyens de deuxième et de troisième classe» par la monarchie iranienne dans le passé et aujourd’hui par le régime clérical au pouvoir. Néanmoins, ils ont toujours «foi en la capacité de la communauté internationale à présenter une solution juste et viable pour résoudre ce conflit de manière pacifique».
Parmi les injustices subies par son peuple, citons l’imposition en Iran d’un système éducatif monolingue dans une société où les deux tiers de la population ne sont pas persanophones. Cela a eu «un effet dévastateur sur les minorités non dominantes», entraînant des privations économiques, une mise à l’écart politique et une négation de l’identité culturelle».
En Iran, avait-il précisé, environ 80% des élèves persans terminent leurs études secondaires, alors que 25% des Arabes dans le pays ont obtenu leur diplôme. Les manifestations, voire le soupçon d’activisme politique ou social, ont conduit à l’incarcération de milliers de prisonniers politiques ahwazis. Seize ans après avoir adressé son puissant appel à l’aide à l’ONU, M. Abdian espère désespérément que la situation de son peuple en Iran s’améliorera. «Je ne vois pas d’issue», déplore-t-il.
«En tant qu’Arabe ahwazi, on ne peut pas donner de prénom arabe à son enfant. Soit il doit avoir un prénom persan, soit porter le nom d’un imam chiite. Ainsi, ce pays, qui possède des terres produisant actuellement 80% du pétrole, 65% du gaz et 35% de l’eau de l’Iran, vit dans une pauvreté abjecte.»
Les Arabes ahwazis «sont confrontés à ce dilemme depuis cent ans. Ils n’ont pas de chance», explique-t-il. Selon lui, le véritable progrès demeure impossible à réaliser et les Ahwazis sont divisés sur la manière d’y parvenir. «Au sein de notre mouvement, certains disent que nous devons faire pression pour obtenir l’indépendance de l’Iran, mais je suis convaincu que c’est absolument impossible», indique M. Abdian. «Je sais que l’ONU, les États-Unis, l’Europe et des organisations telles que la Banque mondiale et le FMI n’accepteront pas cette idée.»
«Le rôle de la politique est de chercher des solutions réalisables, exécutables. Il n’y a pas de mal à vouloir l’indépendance, mais est-ce faisable? Si ce n’est pas le cas, consacrons nos efforts à quelque chose d’utile», ajoute-t-il.
Cependant, Moussa Sharififarid, journaliste chevronné et analyste politique pour la chaîne d’information Al-Arabiya, basée à Dubaï, souligne que certains Ahwazis «croient qu’ils pourraient constituer un État indépendant, comme d’autres pays arabes, à l’instar du Koweït, des Émirats et de l’Irak.
Ils affirment que le peuple ahwazi est plus proche, culturellement et géographiquement, du monde arabe que du monde perse. Après tout, Ahwaz et Téhéran sont distants de 700 km, tandis que seul le Chatt el-Arab sépare Ahwaz de l’Irak, et que le Golfe se trouve entre Ahwaz et les autres pays arabes du Golfe», explique-t-il.
Mais d’autres Ahwazis estiment que l’échec de la tentative menée par la région du Kurdistan irakien en 2017 pour obtenir son indépendance a servi d’avertissement, selon M. Sharififarid. En septembre de la même année, le gouvernement régional kurde a organisé un référendum non officiel, non approuvé par Bagdad.
Pour les Ahwazis qui espèrent faire sécession de l’Iran, l'échec des Kurdes d’Irak à obtenir l’indépendance en 2017 sert de mise en garde. (Safin Hamed/AFP)
Bien que plus de 92% des électeurs aient voté pour l’indépendance de l’Irak, peu de pays de la région et d’ailleurs ont soutenu cette initiative. L’Iran s'est montré particulièrement belliqueux dans son opposition au vote, entraînant la perte de territoires contestés au profit de l’Irak, la démission du président kurde Massoud Barzani et la mort du rêve d’indépendance.
Parmi ceux qui doutent du potentiel de l’indépendance, ajoute M. Sharififarid, beaucoup pensent que le fédéralisme est le meilleur moyen de garantir les droits du peuple ahwazi et des nombreuses autres minorités ethniques d’Iran. Les Perses de souche représentent environ 55% de la population iranienne. «Les Ahwazis pourraient avoir leur propre Parlement dans la région à l’intérieur de l’Iran et utiliser leur propre langue. Ils pourraient également partager certaines ressources de leur région, comme le pétrole et le gaz, qui ne profitent actuellement pas à l’économie ahwazie», observe-t-il.
Pour M. Abdian, le seul espoir des Ahwazis réside dans le changement du régime et la transformation de l’Iran en un État fédéral constitué de régions semi-autonomes. «Le peuple a le droit d’avoir un gouvernement décent, et non des dirigeants qui le tuent et l’oppriment», lance-t-il. «Par conséquent, nous préconisons le renversement non violent de ce gouvernement et l’établissement d’une République fédérale en Iran, dans laquelle les Arabes auront leur propre État ou province et pourront exercer leur autodétermination.»
Il explique que la pression monte en Iran parmi les groupes ethniques minoritaires, parce que les nationalistes persans «refusent de reconnaître que l’Iran est composé de toutes ces différentes nationalités, et insistent sur le fait que le pays n’appartient qu’à eux. Ce n’est pas parce que les impérialistes britanniques ont décidé, à un moment donné de l’histoire, de mettre les Perses au pouvoir qu’ils doivent l’être maintenant».
L’écrivain et journaliste ahwazi, Youssef Azizi, qui a fui l’Iran pour Londres en 2009, ne perd pas espoir pour son peuple. Les Ahwazis modernes, précise-t-il, ont accès aux chaînes de télévision en langue arabe, une fenêtre sur le monde qui leur a permis de suivre les développements mondiaux, tels que le Printemps arabe, ce que les Iraniens persanophones ne peuvent pas faire.
«Cela donne à notre peuple un potentiel que les Perses n’ont pas», affirme-t-il. Il sait que le régime «ne tombera peut-être pas dans deux jours, deux mois ou deux ans. Mais cette lutte ressemble à l’ascension d’un escalier: on monte, marche après marche. Je ne considère pas que le tableau soit sombre. Je pense que le processus de lutte sera fructueux. D’ailleurs, si on ne lutte pas, on n’obtient rien».
L’oubli des Ahwazis par le monde entier ne facilite pas la lutte, ajoute-t-il. En septembre 2019, le Washington Institute for Near East Policy a rapporté que «les exécutions extrajudiciaires d’Arabes ahwazis, qu’ils soient militants ou non», étaient menées en toute impunité, grâce notamment à l’indifférence générale du reste du monde.
«En Iran, dix millions d’Ahwazis sont les cibles perpétuelles d’un régime vicieux et intolérant, et cela restera le cas, à moins que la communauté internationale ne choisisse de faire pression sur l’Iran pour qu’il cesse de les cibler», assure-t-il. M. Azizi estime que l’élite ahwazie doit redoubler d’efforts pour mieux faire connaître son peuple et mettre en lumière ses souffrances.
«Ce que les Palestiniens ont vécu en 1948, nous l’avons vécu en 1925», souligne-t-il, «mais la cause palestinienne est bien plus connue dans le monde que celle des Ahwazis. Cela doit changer.»