Louis XIV traverse le Pont Neuf (1660), source inconnue (Wikipédia)

Louis XIV traverse le Pont Neuf (1660), source inconnue (Wikipédia)

Portrait de Louis XIV, par l'atelier Hyacinthe Rigaud (Shutterstock)

Portrait de Louis XIV, par l'atelier Hyacinthe Rigaud (Shutterstock)

Dans un récit inédit exhumé et traduit en 2015, Hanna Dyâb, un jeune syrien d’Alep, raconte son voyage dans la France du Roi-Soleil

Le récit du voyage de Dyâb permet de porter un autre regard sur les relations Occident/Orient et entre la chrétienté et l’islam dans le monde méditerranéen au début du XVIIIᵉ siècle

Dans l’histoire du voyage à l’époque moderne, la majorité des récits que nous connaissons sont ceux des voyageurs européens en Orient et en Asie, qui ont partagé leur découverte de «l’autre monde», mais rares sont les écrits d’orientaux explorant l’Occident et sa civilisation. On désigne par «orientaux» les hommes originaires des territoires situés en dehors de l’Europe actuelle, surtout ceux qui sont issus des contrées de l’empire Ottoman. Le Syrien maronite Hanna Dyâb fait partie de ces quelques exceptions : il a tiré un récit détaillé de sa visite la France en 1708-1709, à l’époque du Roi-soleil.

Son récit inédit a été exhumé en 2013, traduit et richement annoté par trois spécialistes, Paule Fahmé-Thiéry, Bernard Heyberger et Jérôme Lentin, historiens et linguiste français. En 2015 a été publié l’ouvrage D’Alep à Paris. Les pérégrinations d’un jeune Syrien au temps de Louis XIV, dans la collection Sinbad chez Actes Sud, duquel nous avons tiré de nombreuses informations contenues dans cet article.

Hanna Dyâb est un jeune homme, qui ne connaît que sa ville d’Alep et quelques endroits en Syrie et au Mont-Liban. Il trouve dans le voyageur français Paul Lucas un mentor avec lequel il va accomplir son parcours initiatique vers la France. Hanna est loin d’être analphabète, puisqu’il connaît l’arabe, le turc et le français, qu’il lit l’italien et que le provençal lui est familier grâce à la fréquentation des marchands marseillais actifs à Alep. Il apparaît dans son récit comme un voyageur curieux, au regard vif et à l’écriture circonstanciée et haute en couleurs, désireux de connaître le monde à tout prix.

La couverture du livre de Hanna Dyâb

La couverture du livre de Hanna Dyâb

Port de Marseille au XVIIIe s., gravure, anonyme

Port de Marseille au XVIIIe s., gravure, anonyme

Paul Lucas :
un rencontre décisive

Vue sur la belle promenade du Peyrou avec statue de Louis et pavillon dans la ville de Montpellier, sud de la France (Shutterstock)

Vue sur la belle promenade du Peyrou avec statue de Louis et pavillon dans la ville de Montpellier, sud de la France (Shutterstock)

Bien que chrétien, ses vêtements, sa culture, son mode de vie et son vocabulaire font référence au monde ottoman et arabe, voire à la culture islamique. Ainsi, on le voit appeler le roi de France sultân plutôt que malik, les huissiers capigi, les intendants kâkhiya, la loi charia, et les lettres des souverains firmans.

Après un noviciat de courte durée chez les moines maronites au Mont-Liban, Hanna quitte le monastère et retourne chez lui à Alep. Là, il essaie pendant trois mois de trouver un emploi, sans succès. Il décide de revenir au couvent, et c’est alors qu’il fait la connaissance de Paul Lucas (1664-1737), qui effectue son deuxième voyage en Orient (1704-1708). Ses notes sur ce voyage seront confiées ensuite à Étienne Fourmont l’aîné pour publication. En 1712, le récit verra le jour à Paris, en deux tomes, par les soins de l’éditeur Nicolas Simart sous le titre Voyage du sieur Paul Lucas, fait par ordre du roi dans la Grèce, l’Asie mineure, la Macédoine et l’Afrique.

Lucas et Dyâb quittent Alep le 24 mars 1707. En route vers Tripoli, ils font plus ample connaissance. Le jeune homme raconte une scène dans laquelle il répond à Lucas qui l’interroge sur ses projets. «Je lui dis seulement que je souhaitais parcourir le monde et l’explorer. Je lui dis cela pour l’égarer, mais il se mit dans la tête que je me destinais au voyage.» C’est ainsi que Lucas propose à Hanna de l’accompagner jusqu’à Paris, en lui promettant de le faire travailler à la Bibliothèque royale pour qu’il s’occupe des manuscrits et livres arabes. C’est ainsi que l’aventure démarre.

Les deux voyageurs visitent Tripoli, parcourent le littoral libanais puis une partie de la Palestine. Pour des raisons sécuritaires, ils reviennent à Sidon au Liban, afin de prendre le bateau pour Chypre puis vers Alexandrie, et entament un tour de l’Égypte. De là, ils partent pour la Libye avant de se rendre en Tunisie.

C’est à Livourne, en Italie, que le jeune Hanna découvre l’Europe, «pays des chrétiens» et qu’il expérimente pour la première fois la mise en quarantaine pendant vingt jours. Ses bagages sont désinfectés par fumigation à la sortie du lazaret, après un minutieux examen clinique. C’est la première expérience qu’il fait des frontières et barrières douanières «internationales».

À Livourne, Hanna vit une expérience «tragique», qui lui fait prendre conscience de sa différence et de l’écart qui existe entre les mentalités en Orient et Occident. En sortant de la quarantaine, Hanna se rend chez un barbier qui ne se contente pas de lui raser la barbe mais le prive en plus de sa moustache, comme cela se fait en Occident. Hanna se sent humilié, car en Orient la moustache est un signe de virilité. De Livourne, les voyageurs se rendent à Gênes, avant d’arriver à Marseille vers septembre 1708. De là, ils prennent la route de Paris, où ils logent.

Sans nous attarder sur le détail du récit de Hanna en France, notamment à Paris, nous allons nous pencher davantage sur les observations du jeune voyageur oriental, sur son adaptation à la vie occidentale et ses découvertes culturelles.

La gerboise, planche éditée dans Lucas, deuxième voyage, vol. 2, 1712, p.74.

La gerboise, planche éditée dans Lucas, deuxième voyage, vol. 2, 1712, p.74.

Le secours du potage à Paris pendant la famine de 1709, André Leroux, musée Carnavalet.

Le secours du potage à Paris pendant la famine de 1709, André Leroux, musée Carnavalet.

Découvertes et mésaventures
du
jeune Hanna

Symbole de Louis XIV, le roi soleil, sur la porte de la cour du château de Versailles (Shutterstock)

Symbole de Louis XIV, le roi soleil, sur la porte de la cour du château de Versailles (Shutterstock)

Partout dans les cités occidentales, Hanna est stupéfait de voir les femmes non voilées. «Je vis des femmes dans les boutiques», raconte-t-il, «vendant et achetant comme si elles étaient des hommes. Elles déambulaient dans les rues le visage découvert, sans voile. J’eus l’impression d’être dans un rêve». À Marseille, il découvre l’usage des pots de chambre, qui remplacent les latrines communes.

Au château de Versailles, Paul Lucas vient présenter au roi Louis XIV les résultats de son expédition et Hanna Dyâb saisit l’occasion pour explorer le palais et son entourage. Il décrit les écuries royales, raconte l’histoire de l’approvisionnement en eau du château grâce à la machine de Marly, et décrit le paysage aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.

Lucas présente également au roi et à la cour, dans une cage, deux animaux sauvages de la famille des gerboises, en provenance d’Égypte. Parmi les princesses et dames du château qui examinent ces créatures originales, les éditeurs du manuscrit de Dyâb identifient Marie-Adélaïde de Savoie, Élisabeth-Charlotte de Bavière, Madame de Maintenon, Françoise-Charlotte d’Aubigné, ainsi que d’autres éminentes personnalités.

Lors de cette présentation, deux incidents protocolaires sont près de coûter la vie à notre voyageur oriental. Le premier a lieu quand le roi examine les animaux sauvages. Le jeune Hanna le raconte dans son récit. «Par sottise et naïveté, je pris le chandelier de sa main. Dans sa grande mansuétude, il me le donna, sachant que je faisais ce geste par ingénuité et ignorance.»

La même soirée, une princesse remarque son poignard à la ceinture, le saisit et le montre à l’assistance, s’exclamant qu’il s’agit d’un sabre. Hanna la corrige en indiquant qu’il porte un poignard. Par la suite, Lucas lui reproche sa légèreté d’esprit. «Quiconque se trouve en possession d’un couteau ou d’un poignard est condamné à perpétuité au navire de réclusion», lui dit-il. Hanna explique ensuite qu’on «soutient en effet que le couteau et le poignard sont pareils à des ennemis cachés, contrairement à l’épée qui est visible». On se méfie donc de celui qui le porte.

Si Hanna réussit à échapper à la sanction pénale, il est victime des décalages culturels. En effet, au lieu d’examiner les animaux sauvages, les princesses et les enfants du château se mettent à le dévisager. «Ils soulevèrent les pans de mon habit, certains tendirent la main vers ma poitrine et d’autres enlevèrent mon colback [bonnet rigide] et découvrirent ma tête. Délaissant le spectacle des animaux sauvages, ils se mirent à m’étudier, moi et mes vêtements, en se moquant», raconte le jeune voyageur.

À Paris, Hanna découvre plein de nouveautés, telles que la disposition des lanternes dans les rues, l’obligation pour chacun de balayer devant sa maison sous peine d’amende, l’interdiction de mendier, l’existence de bureaux pour les pauvres, les processions religieuses, les pendaisons, le châtiment infligé aux maquerelles, l’hôpital Hôtel-Dieu, l’Opéra de Paris. Il risque également sa vie durant la famine et la misère du grand hiver de 1709, tout comme les épidémies qui s’ensuivent.

Vue de la Machine de Marly (1723) par Pierre-Denis Martin, Wikipédia

Vue de la Machine de Marly (1723) par Pierre-Denis Martin, Wikipédia

L’ancien Hôtel de Dieu d’après la carte de Truschet et Hoyau (vers 1550), Wikipédia

L’ancien Hôtel de Dieu d’après la carte de Truschet et Hoyau (vers 1550), Wikipédia

Hanna
et
Les Mille et Une Nuits

Château de Versailles de nuit (Shutterstock)

Château de Versailles de nuit (Shutterstock)

Hanna Dyâb raconte aussi d’autres faits divers dont il est témoin. Lors d’une procession religieuse, il découvre que le tissu rouge qui couvre le haut du dais du grand ostensoir porte l’inscription de la chahada musulmane. L’affaire est rapportée aux responsables religieux qui s’aperçoivent que le sacristain, qui a voulu recouvrir le dais pour le protéger de ce qui pourrait tomber des toits pendant la procession, s’est servi «des étendards pris aux ennemis maghrébins et déposés dans les armoires de la sacristie!»

Passons à sa description du TGV de l’époque. Pour voyager de Paris à Lyon, il existe en effet un service en «première classe» de voitures attelées à huit chevaux. «Ces voitures sont pareilles à de petits palais, garnies de quatre fenêtres aux vitres de verre, voilées de rideaux en cuir de Russie. À l’intérieur, quatre bancs recouverts de drap écarlate accueillent huit individus, pas davantage». À l’extérieur de chaque voiture, «entre les deux roues arrière, il y a un banc pour les laquais accompagnant leurs maîtres installés à l’intérieur». Toutes les deux heures, «on peut voir sur la route huit chevaux prêts à remplacer le premier attelage. La diligence peut ainsi parcourir la distance de deux jours de voyage en un seul.»

À Paris, Hanna fait la connaissance d’Antoine Galland, célèbre orientaliste, traducteur et éditeur des Mille et Une Nuits. Mais peu de gens savent que Hanna Dyâb a apporté sa contribution à cette aventure littéraire. En fait, le jeune Syrien fournit seize contes à Galland, dont une dizaine est publiée, notamment «Ali Baba et les quarante voleurs» et la «Lampe d’Aladin». Hanna s’en explique dans son récit. «Il manquait au livre qu’il traduisait quelques nuits, et je lui racontai donc les histoires que je connaissais. Il put compléter son livre avec ses contes, et fut fort content de moi.»

Hanna retourne à Alep à la fin de l’année 1710, mais ce n’est qu’en 1763 qu’il rédige son manuscrit. D’après l’historien Bernard Heyberger, «on peut imaginer qu’il a passé sa vie à raconter son histoire, et donc aussi à la mémoriser » (p.16).

En somme, le voyage de Hanna permet de pénétrer de plain-pied dans le monde méditerranéen, qui fournit le meilleur exemple d’interaction entre les cultures d’Orient et d’Occident, entre la chrétienté et l’islam.

L'auteur est le directeur de la bibliothèque centrale de l'Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban.

Le voyage en France ou Le départ de la diligence, dessin de George Cruikshank (1818), Wikipédia

Le voyage en France ou Le départ de la diligence, dessin de George Cruikshank (1818), Wikipédia

Aladin et la lampe merveilleuse, gravure du début du XXe siècle

Aladin et la lampe merveilleuse, gravure du début du XXe siècle