Le Royaume contre
le Captagon
À l’intérieur de la guerre de l'Arabie saoudite contre
ce fléau qui menace le monde arabe
Un jeudi soir pendant le ramadan, en avril 2022. Quatre membres d'une jeune famille de la ville de Safwa, à l'est de l'Arabie saoudite, se réunissent chez eux pour rompre le jeûne ensemble.
Mais au lieu de profiter de leur repas de l'iftar, le mari, la femme et leurs jeunes fils et fille sont cruellement assassinés, brûlés vifs par un jeune homme qui leur est apparenté, qui les enferme dans une pièce et met le feu à leur maison.
Les médias locaux rapportent que lorsque l'incendie s'est déclaré, l'homme, âgé d'une vingtaine d'années, «a ignoré tous leurs appels de détresse, qu'ils émanent du père ou de la mère, ou encore du jeune garçon et de la fille, pour venir à leur secours, malgré leurs nombreux appels à les sauver d'une mort certaine».
Plus tard, on a su que le tueur était sous l'influence de méthamphétamine, l'un des nombreux produits chimiques dangereux qui créent une dépendance, découverts dans les pilules introduites en contrebande en Arabie saoudite à l'échelle industrielle et vendues aux jeunes du pays, le plus souvent vendus sous le nom de la marque «Captagon».
En raison d’une combinaison de facteurs, le Royaume est devenu le marché numéro un de Captagon contrefait pour les fabricants et les contrebandiers, créant une crise sociale et de santé publique sans précédent dans le pays.
Reconnaissables au logo distinctif des demi-lunes jumelles, qui donne à la drogue son appellation populaire arabe d’«Abu Hilalain», («Celui des deux croissants»), les pilules sont faciles à fabriquer, facilement disponibles et relativement bon marché à l'achat.
«Au cours des six dernières années, les autorités saoudiennes ont intercepté 600 millions de comprimés de Captagon aux frontières du pays. Des centaines de millions d'autres ont sans doute pu être en circulation dans les rues du Royaume.
La tragédie de Safwa, dans laquelle une famille innocente a payé de sa vie l’addiction néfaste d'un toxicomane, sert de sinistre prise de conscience et de rappel brutal que l'Arabie saoudite est en guerre.
La ligne de front s’étend sur les frontières du Royaume et traverse ses ports et aéroports. Les victimes se trouvent dans ses hôpitaux et ses cliniques de toxicomanie. Et le nom de l'ennemi est Captagon.
Une vie perdue et retrouvée
«Waleed», père de quatre enfants et âgé de 41 ans et originaire de Riyad, est l'un des plus chanceux.
Accro au Captagon depuis quatorze ans, il a tenté plus d'une fois de se suicider dans une tentative désespérée de briser le cycle du désespoir dans lequel lui et sa famille se trouvaient piégés.
Cependant, il suit depuis deux ans un traitement pour lutter contre sa dépendance au Captagon dans un centre de réhabilitation géré par Kafa Society for Control of Smoking and Drugs, dans la capitale saoudienne.
Le Captagon, dit-il, «a eu un impact énorme sur ma vie», mais grâce à l'aide et au soutien qui lui ont été apportés, il «a pu tourner une nouvelle page».
Waleed n'est bien sûr pas son vrai nom. Il a accepté de parler de façon anonyme à Arab News du parcours qu’il a traversé, dans l'espoir que son histoire servira d'avertissement à d'autres personnes tentées d'essayer cette drogue.
C'est aussi une mise en garde pour les parents.
«Mon parcours de dépendance au Captagon a commencé à l'école, en classe de troisième», confie-t-il.
«Un camarade de classe m'a donné une pilule de Captagon pour l’essayer, affirmant qu'elle m'aiderait à étudier et à réussir mes examens brillamment. Depuis ce jour, j'ai commencé à économiser mon argent de poche et à le donner à ce camarade de classe, qui m'en achetait toujours plus. J'en achetais très souvent lorsque je suis devenu accro.»
Après avoir terminé ses études, Waleed a décroché un emploi dans le secteur privé, mais n'a pas pu arrêter de prendre du Captagon. «J'utilisais chaque mois une partie de mon salaire pour en acheter, jusqu'à ce que ma dépendance ait un impact sur mes productivité, conduisant à mon licenciement», raconte-t-il.
Même perdre son emploi n'a pas été suffisant pour une prise de conscience, et pour continuer à assouvir sa dépendance. «J’ai commencé à voler des objets de valeur de la maison et à les vendre pour acheter du Captagon partout où je pouvais en trouver.»
L'addiction de Waleed, à raison de trois pilules de Captagon par jour, coûtait cher. «J'avais l'habitude d'y allouer une somme mensuelle, au lieu de subvenir aux besoins de ma famille. J'achetais cette drogue et je m'isolais», se souvient-il.
Waleed a un message simple qu'il souhaite faire passer à tout jeune tenté d'essayer la drogue. «Le Captagon n'est pas une pilule magique. Ses effets ont été terribles. Je me suis retiré de la société et me suis mis à travailler de manière étrange, sans aucune productivité», assure-t-il. «Cela ne m'a pas donné de superpouvoirs, mais seulement un épuisement mental et physique, ainsi que des difficultés financières.»
«À cause de ma dépendance, je me suis aussi éloigné de ma foi. Je ne pouvais pas accomplir mes prières et je me suis isolé dans une chambre. Je me suis retiré de la société alors que ma santé mentale se détériorait.»
Cette drogue a également creusé un fossé entre Waleed et sa famille.
«La dépendance m’a conduit à m'isoler, à maltraiter ma famille et à contrarier mes parents. Cela m'a poussé à voler... Cela m'a fait abandonner ma famille et la laisser sans assez d'argent», se remémore-t-il. «Chaque fois que mes enfants ou ma femme me parlaient, je répondais de manière agressive. J'étais devenu méchant et agressif envers mes parents; chaque fois qu'ils essayaient d'arranger les choses, je leur disais de quitter la maison.»
Malgré la honte évidente qu'il ressent, Waleed est déterminé à affronter la vérité sur les années que lui et sa famille ont perdues à cause de son addiction, et parle franchement de la douleur qu'il a causée à ses proches.
«Je suis devenu violent envers les membres de ma famille. J'avais l'habitude de maltraiter et de contrarier ma femme et mes enfants et je désobéissais souvent à mes parents. J'étais exécrable envers ma famille et mon cercle social. J'étais très toxique. C'est ce que le Captagon a fait de moi», assure-t-il.
Waleed a vécu avec la honte de ce qu'il était devenu et avec la peur d’être pris un jour en possession de cette drogue.
Constamment terrifié, isolé et renfermé, «j'ai fait plusieurs tentatives de suicide», avoue-t-il.
«J'ai essayé d’arrêter le Captagon et j'ai cherché de nombreuses solutions, mais en vain. J'ai souffert pendant quatorze ans avant de trouver le centre de réhabilitation de Kafa.»
L'expérience de Waleed n'est pas rare parmi les personnes dépendantes au Captagon et reflète les conclusions d'une étude publiée dans le Journal of Addictions Nursing en 2022. Celle-ci a étudié le parcours de dix étudiants universitaires jordaniens, âgés de 17 à 22 ans, qui avaient pris du Captagon au cours des six mois précédents et a constaté que les pilules étaient largement considérées comme un moyen de soulager le stress universitaire et personnel.
Cependant, bien qu'«au départ, la prise de Captagon ait procuré à ces personnes un sentiment de contrôle, cela n'a pas résolu leurs problèmes. Au fil des jours, les étudiants «ont connu des niveaux de stress accrus, se sont sentis désorganisés au point de manquer des cours et ont été isolés socialement».
Les étudiants «ont finalement demandé de l'aide à leur communauté pour résoudre leur problème, mais cela a été difficile en raison des attitudes stigmatisantes de leur communauté concernant l'utilisation de cette drogue».
Heureusement, les toxicomanes en Arabie saoudite ont la possibilité de saisir la bouée de sauvetage lancée par des organisations telles que Kafa Society.
En tant que patient hospitalisé dans ce centre à Riyad, Waleed et ses proches ont bénéficié de plusieurs programmes «qui changent la vie», notamment des conseils conçus pour aider les familles et leur apporter le soutien et les compétences dont ils ont besoin pour aider les toxicomanes à se rétablir.
C'est, dit-il, sa femme qui souffre depuis longtemps qu'il doit remercier de l'avoir ramené vers la normalité.
«Je suis reconnaissant envers Dieu et ce centre, dans lequel je me trouve depuis vingt-sept mois. Je remercie également beaucoup ma femme, qui a été très patiente et a continué à chercher les meilleurs centres de réhabilitation jusqu'à trouver un conseiller familial au centre Kafa.
«Elle est entrée en contact avec eux et ils nous ont dit d'y aller ensemble. Nous l'avons fait, et cela fut une démarche utile.»
Le centre, dit Waleed, a été un rocher sur lequel il a pu commencer à reconstruire sa vie.
«Chaque fois que je demandais de l'aide aux professionnels de Kafa, ils étaient disponibles pour me soutenir, même si je les appelais tard dans la nuit. Ils venaient et m'apprenaient ce qu'il fallait faire et éviter», explique-t-il.
Au centre, Waleed a pu s'inscrire à plusieurs de programmes de réhabilitation éducative, «tels que la prévention des rechutes, les compétences de vie, la réinsertion dans la société, et la façon se comporter au sein de sa communauté, et retourner dans le monde du travail».
Grâce au traitement qu'il a reçu au centre, Waleed dit qu'il a appris «comment faire amende honorable avec sa famille et trouver le bon chemin pour aller de l'avant».
En quelques mots, la réhabilitation proposée par Kafa «m'a donné la chance de renouer avec ma vie», soutient-il.
Un médicament «miracle»
Le Captagon, nom commercial d'un médicament appelé «fénétylline», a été développé en Allemagne en 1961 pour traiter diverses affections, notamment le trouble déficitaire de l'attention avec hyperactivité chez les enfants, la dépression et la narcolepsie.
La fénétylline est une combinaison d'amphétamine, un stimulant du système nerveux central, et de théophylline, un produit chimique lié à la caféine connu sous le nom de «bronchodilatateur».
Seule, la théophylline est utilisée pour soulager les effets de l'asthme et d'autres maladies pulmonaires en relaxant et en ouvrant les passages d'air dans les poumons. Toutefois, lorsque les deux produits chimiques sont chimiquement liés, ils forment ce qu’on appelle un «comédicament», la fénétylline. Cette dernière est métabolisée dans le corps pour créer un psychostimulant qui agit plus rapidement que l'amphétamine seule.
Au début, il était considéré comme un médicament miracle. Le Captagon a été prescrit légalement pendant environ vingt ans. Au cours des années 1980, cependant, de plus en plus d’éléments ont montré qu'il créait une dépendance et pouvait causer de multiples effets secondaires indésirables. Il a été alors interdit par les autorités médicales du monde entier.
Le Captagon, explique Ghassan Asfour, directeur médical de Kafa, à Riyad, «stimule le système nerveux et influe sur les organes vitaux du corps, notamment le cerveau».
«Il provoque des accidents vasculaires cérébraux, des pertes de mémoire et des lésions nerveuses, des hallucinations auditives, visuelles et sensorielles.»
«En plus, il a un impact négatif sur la santé cardiovasculaire; il entraîne une augmentation du rythme cardiaque et de l'hypertension artérielle, ainsi que des problèmes relatifs aux fonctions hépatiques et rénales.»
Les personnes qui ont utilisé du Captagon ont connu une série de problèmes, notamment une léthargie, la privation de sommeil, une perte de l'appétit qui entraîne une malnutrition, une vision floue, des difficultés respiratoires, des battements cardiaques irréguliers et des symptômes gastro-intestinaux.
Il s’est avéré que le Captagon, médicament «psychotrope» conçu pour influer sur l'état mental d'une personne, provoquait de la confusion et des sautes d'humeur: celui qui en a consommé éprouve de l'anxiété, des épisodes de dépression extrême, de l'impatience, de l'irritabilité et des sentiments de colère ou de rage.
Plus inquiétant encore, certains utilisateurs ont ressenti une indifférence à la douleur et à la peur ainsi qu’un dangereux sentiment d'invincibilité – des qualités qui auraient conduit à l'adoption de cette drogue par les combattants de Daech ainsi que par d'autres groupes terroristes de la région.
En 1981, alors que les indices se multipliaient, révélant des situations de dépendance et des abus généralisés – il a été utilisé pour améliorer la performance des sportifs dans le cyclisme et le football, notamment –, le Captagon a été interdit par la Food and Drug Administration (organisme américain qui possède le mandat d’autoriser la commercialisation des médicaments aux États-Unis, NDLR).
En 1986, la course juridique du Captagon a finalement pris fin lorsque l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a répertorié la fénétylline comme une substance contrôlée en vertu de la Convention de 1971 sur les substances psychotropes, dont l'Arabie saoudite est signataire depuis 1975. Depuis, le médicament n'a été produit, vendu ou prescrit légalement dans aucun pays du monde.
Mais, dans l'ombre, des gangs criminels avaient flairé l’opportunité et des versions contrefaites du Captagon ont rapidement commencé à apparaître, au Moyen-Orient et ailleurs.
Consommateurs et trafiquants
Dans une interview datant de 2015, Abdelelah Mohammed al-Sharif, secrétaire général du Comité national saoudien pour le contrôle des stupéfiants et directeur adjoint de la lutte et de la prévention contre la drogue, a affirmé que la majorité des consommateurs de drogue dans le Royaume étaient âgés de 12 à 22 ans, et que la majorité d’entre eux choisissait le Captagon.
Le phénomène de la lutte de l'Arabie saoudite contre ce médicament contrefait a attiré l'attention de chercheurs du monde entier. À titre d’exemple, en 2016, un groupe de recherche de toxicologues médico-légaux grecs a rapporté le fait que trois patients sur quatre traités pour des problèmes de drogue en Arabie saoudite «étaient dépendants aux amphétamines, presque exclusivement sous la forme de Captagon».
Cette drogue, ont-ils conclu dans un article publié dans la revue Basic & Clinical Pharmacology & Toxicology, était utilisée dans tout le Moyen-Orient par des étudiants, «afin de rester éveillés avant les examens finaux», et par des femmes, «comme agent anorexigène pour perdre du poids», de même que par des personnes fortunées, tout simplement à la recherche de sensations fortes.
En 2020, des chercheurs de l'Université de Nanchang, en Chine, ont interrogé des étudiants universitaires actuels et anciens dans la province de l’Est de l'Arabie saoudite. Ils ont découvert «qu'une fois que la drogue était acheminée dans le Royaume, elle était remise à des revendeurs à différents niveaux et dans diverses régions».
Chaque trafiquant fait la promotion de la drogue et la vend «à sa façon», ont-ils écrit dans un article intitulé «Drugs behind the veil of Islam: A view of Saudi youth» («La drogue derrière le voile de l'islam: regard sur la jeunesse saoudienne»), publié dans la revue Crime, Law, and Social Change en mai 2021. «Certains abordent les jeunes devant les écoles, d’autres attendent les clients chez eux, et d’autres encore essaient de trouver des toxicomanes sur les côtes, comme colporteurs.»
Un étudiant de 22 ans a affirmé aux chercheurs que les autorités luttaient contre une sinistre «omerta» (ou code du silence) de style mafieux.
«Parce que le trafic de drogue est une source de revenus, les trafiquants font de leur mieux pour le protéger», a-t-il indiqué aux chercheurs.
«Le trafic de drogue est passible de la peine de mort dans le Royaume, mais certains le font encore. Cela signifie que c'est extrêmement important pour eux. Donc, soyez simplement aveugle et stupide lorsque vous voyez un trafic de drogue. Ils sont capables de vous tuer.»
Les étudiants ne sont pas les seuls utilisateurs «civils» de drogue. Sous couvert d'anonymat, un homme âgé de 25 ans, de Baalbek, dans la vallée de la Békaa au Liban, a raconté à Arab News comment il avait commencé à prendre du Captagon il y a quatre ans, alors qu'il travaillait comme chauffeur transportant du carburant vers et depuis la Syrie.
«Vous êtes toujours vigilant lorsque vous en avez consommé et que vous vous réveillez pour votre travail, qui se déroule principalement pendant la nuit, a-t-il affirmé. Vous vous sentez dynamique et vous ne risquez pas de vous endormir au volant.»
Chacun des camionneurs avec qui il travaillait, a-t-il dit, était sous Captagon, «afin que nous puissions rester éveillés […]. Ils préparaient le café puis distribuaient les pilules […]. Les Syriens nous offraient [la drogue] en disant: «Tiens, goûte à ça.» Ça nous faisait du bien et nous avons commencé à en acheter.
«Je vous garantis que si vous rencontrez un chauffeur de camion, ce sera un utilisateur de Captagon.»
Désormais sans emploi, l'homme a continué à consommer du Captagon, tout en étant conscient de ses dangers.
«Même après avoir arrêté mon travail, j'ai continué à en prendre, a-t-il confié. Vous vous détendez avec vos amis et vous êtes là toute la nuit avec eux, alors vous en prenez pour vous amuser.»
«Il est facile de se procurer la drogue, a-t-il dit. Vous appelez quelqu'un à Baalbek, vous lui dites où vous êtes et il vous indique un endroit où venir chercher ce que vous avez demandé.»
Fabriquer, imiter
«Contrairement aux drogues telles que l'héroïne et la cocaïne, il est relativement facile de fabriquer des stimulants synthétiques [tels que la fénétylline] avec des produits chimiques ménagers de la vie courante et des solvants facilement disponibles dans le commerce»: c'est ce qu'écrivent des chercheurs saoudiens de l'université de Djeddah, du ministère de la Santé et du ministère de l'Intérieur dans Study of Adulterants and Diluents in Some Seized Captagon-type Stimulants («Étude des adultérants et des diluants dans certains stimulants de type Captagon saisis»), un article publié dans la revue Annals of Clinical Nutrition en juin 2020.
Il est inquiétant de constater, ajoutent les six coauteurs, que les instructions pour fabriquer le médicament étaient «facilement disponibles sur Internet».
Les ingrédients nécessaires à la fabrication de certaines drogues, notamment l'amphétamine, sont connus sous le nom de «médicaments précurseurs» et, à la fin des années 2000, les autorités ont commencé à constater un commerce mondial croissant de grandes quantités de ces matières premières.
À titre d’exemple, entre 2008 et 2011, l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies a signalé le fait que de grandes quantités de phénylacétone, précurseur de l'amphétamine également connu sous le nom de «BMK», ont été importées légalement en Jordanie et en Irak, apparemment pour la fabrication de produits de nettoyage et de désinfection.
En 2010, l'Organe international de contrôle des stupéfiants a noté le fait que, «comme de nombreux pays d'Asie occidentale avaient signalé d'importantes saisies de Captagon, il y avait un risque qu'une partie de ce BMK importé ait pu être utilisée pour la synthèse illégale d'amphétamines potentiellement commercialisées sous le nom de “Captagon”».
S’il peut être commercialisé sous le nom de «Captagon», dans de nombreux cas, il n'est lié chimiquement que de loin au médicament d'origine.
Depuis 1992, des analyses chimiques des multiples cargaisons saisies qui contenaient des pilules marquées du symbole des deux demi-lunes jumelles ont été effectuées dans des pays comme la Turquie, la Serbie, le Liban, le Yémen, l'Irak, la Jordanie et l'Arabie saoudite.
Fréquemment, comme l'ont rapporté des chercheurs du Centre de recherche sur l'abus de substances et la toxicologie de l'université de Jazan dans un article publié dans le Saudi Pharmaceutical Journal en 2020, on trouve seulement l'amphétamine, ou son dérivé le plus puissant, la méthamphétamine, à des concentrations variables et mélangées avec d'autres additifs. Il n'y a souvent aucune trace de fénétylline, composant clé du Captagon original.
Cette incertitude crée des dangers cachés pour les utilisateurs de Captagon contrefait, qui n’ont aucune idée de ce que contiennent les pilules qu'ils avalent.
S'ils prennent involontairement de la méthamphétamine, par exemple, ils consomment une drogue qui est un stimulant beaucoup plus puissant que l'amphétamine dont elle est dérivée, et qui a des effets plus durables sur le système nerveux central – des effets potentiellement dévastateurs, comme l'a si cruellement démontré la tragédie qui a eu lieu lors du ramadan dans la ville de Safwa.
Fait plus terrible encore, cette même drogue qui détruit des vies en Arabie saoudite alimente et finance la violence, dans la région et au-delà.
Courage artificiel
Des histoires sur le Captagon comme drogue de prédilection pour les combattants de Daech ont émergé pour la première fois en septembre 2015 dans Syria's War Drug («La guerre de la Syrie contre la drogue»), un documentaire de la BBC Arabic.
«La peur disparaissait après avoir pris du Captagon», a affirmé un combattant interrogé.
«Vous ne pouvez pas dormir ou même fermer les yeux, a affirmé un autre, et quoi que vous preniez pour arrêter cela, vous n’y parvenez pas.»
«J'avais l'impression de posséder le monde, comme si j'avais un pouvoir que personne n'a.»
Un soldat des forces spéciales kurdes qui a combattu Daech pendant le siège de Kobani de 2014 à 2015 a affirmé à Arab News que les combattants ennemis «consommaient les pilules avant de lancer des attaques violentes à grande échelle ou avant un attentat suicide».
S'exprimant sous le couvert de l'anonymat, l'ancien soldat a indiqué que «dans la plupart de leurs missions suicides, la personne qui le faisait était droguée au Captagon. Cela lui donnait le courage de le faire».
«Parfois, après des missions suicides, nous trouvions un petit sac de pilules de Captagon éclaboussé de sang à côté des membres du corps disloqué.»
Souvent, a-t-il ajouté, les unités de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK) qui capturaient des combattants de Daech trouvaient qu’ils «avaient perdu la raison» sous l'effet de la drogue. Les prisonniers étaient envoyés pour interrogatoire chez une unité antiterroriste, et les responsables de celle-ci devaient souvent attendre jusqu'à vingt-quatre heures pour les interroger, le temps que disparaisse l’effet de la drogue.
«Même après vingt-quatre heures, ils n’étaient pas mentalement aptes à répondre, et même le plus petit inconfort physique leur causait une immense douleur en raison de leurs symptômes de sevrage […]. Une fois que l'effet des pilules s'estompait et que les symptômes de sevrage se manifestaient, ils commençaient à paniquer, à être anxieux, ils tremblaient et commençaient à demander des pilules à leurs geôliers.»
Tout au long des interrogatoires, les combattants «admettaient avoir consommé du Captagon avant les attaques, l'avoir stocké chez eux, s'être assurés qu'il y avait suffisamment de pilules pour tous dans les lieux où ils étaient basés.»
Certains membres de Daech, a-t-il dit, «ont également avoué avoir donné de force des pilules de Captagon aux femmes qu'ils avaient prises comme esclaves sexuelles […] afin que leurs corps puissent endurer la torture physique à laquelle elles étaient soumises.
Le 18 juin 2018, l'opération Inherent Resolve (OIR), la campagne multinationale menée par les États-Unis contre Daech, a rapporté le fait que les forces soutenues par la coalition opérant près d'Al-Tanf en Syrie avaient saisi et détruit «une importante cache de stupéfiants de Daech», dont 300 000 comprimés de Captagon, «une drogue illégale, en circulation régulière, utilisée par les membres de Daech», d'une valeur marchande totale de 1,4 million de dollars (1 dollar = 0,92 euro).
«Malgré la façade de pureté islamique de Daech, a déclaré l'OIR, ses terroristes criminels sont connus comme consommateurs et trafiquants de drogue.» De plus, le Captagon était «officieusement appelé la drogue des “djihadistes”.»
La drogue a été liée dans les médias à plusieurs des attaques très médiatisées menées à travers l'Europe par des terroristes inspirés par Daech. L'inspection du téléphone portable de Mohammed Bouhel, qui a tué 84 personnes alors qu'il fonçait avec un camion au milieu de la foule le jour de la fête nationale française, à Nice, en juillet 2016, a révélé qu'il avait fait des recherches sur la drogue.
Cependant, les «djihadistes» ne sont pas les seuls à utiliser le Captagon, la drogue ayant gagné en popularité auprès des jeunes en Arabie saoudite et dans l’ensemble de la région.
Fabriqué en Syrie
Aujourd'hui, la majorité des dizaines de millions de pilules qui inondent chaque année la péninsule Arabique sont fabriquées tout près, principalement en Syrie, avec la participation active du régime du président de ce pays, Bachar al-Assad.
Depuis le début de la guerre civile syrienne, il y a dix ans, ce qui n’était au départ qu’une vague de pilules de Captagon dans la région s'est transformé en un véritable déferlement. Confronté à des sanctions mondiales qui ont eu pour conséquence sa recherche urgente de revenus, le régime syrien s'est lancé dans la fabrication de drogue, travaillant avec des milices soutenues par l'Iran en Syrie et au Liban afin de faire passer en contrebande des quantités industrielles de Captagon en Arabie saoudite et dans les autres États du Golfe, par voie terrestre, maritime et aérienne.
Selon un rapport publié en avril 2022 par le groupe de réflexion de Washington New Lines Institute for Strategy and Policy, la Syrie, un pays déchiré par la guerre, est devenue «la plaque tournante de la production au niveau industriel». Le document ajoute que «des membres du gouvernement syrien sont les principaux moteurs du commerce du Captagon, avec une complicité au niveau ministériel dans la production et la contrebande ainsi que l’utilisation du commerce comme moyen de survie politique et économique, dans un contexte de sanctions internationales».
Le gouvernement «semble utiliser des structures d'alliance locales avec d'autres groupes armés, tels que le Hezbollah, afin de bénéficier d’un soutien technique et logistique dans la production et le trafic de Captagon.»
Caroline Rose, analyste principale auprès de New Lines, a affirmé à Arab News qu'il ne faisait aucun doute que le Captagon «est produit et trafiqué par un groupe d'individus très proches du régime d'Al-Assad, dont certains sont des cousins et des proches des membres du régime».
Le plus connu d'entre eux, a-t-elle révélé, est «le frère de Bachar al-Assad, Maher, qui a été associé aux efforts de production et de contrebande dans son rôle de commandant de la quatrième division blindée», une unité militaire dont la mission principale est de protéger le régime syrien de menaces internes et externes.
Voilà qui rejoint le témoignage de Qussai, un chercheur syrien anonyme qui travaille en Turquie. Ce dernier a indiqué à Arab News que l'implication du gouvernement dans le trafic de drogue est un secret de Polichinelle en Syrie et que «la quatrième division y est fortement impliquée».
Cette unité a été associée à un large éventail d'activités économiques liées à l'économie syrienne en temps de guerre qui concerne notamment la perception de taxes auprès des marchands et des contrebandiers au niveau des points de contrôle mis en place aux postes-frontière internationaux sous le contrôle du régime entre la Syrie et le Liban, l'Irak et la Jordanie. Selon Qussai, cette division est également directement impliquée dans la production de Captagon, notamment à Safita et Baniyas, deux villes situées au nord-ouest du gouvernorat de Tartous, en Syrie.
«Il y a des responsables militaires qui sont en poste dans des casernes qui présentent des panneaux “Entrée interdite” destinés à empêcher les habitants d'entrer dans certains endroits sous le prétexte de la présence d’armes anti-israéliennes secrètes qu'ils essaient de garder», a-t-il affirmé.
«Je connais plusieurs chimistes qui m'ont avoué qu'ils travaillaient au sein de la quatrième division en tant que fabricants de drogue.»
Parce que le régime syrien y est impliqué, «l'affaire est devenue quasiment légale, et c'est une opération de premier plan, qui est bien exécutée. Il y a des sociétés-écrans en Europe qui ont été créées par le régime, étant donné que les matières pour la production proviennent de là».
Ces matières premières, a-t-il précisé, sont expédiées à Lattaquié, le principal port de Syrie, «et distribuées aux usines à partir de ce site». Une grande partie du Captagon introduit en contrebande dans les États du Golfe est également expédié à partir de Lattaquié.
De temps à autre, le gouvernement syrien annonce avoir procédé à des saisies spectaculaires de drogue. En novembre 2021, des médias, dont l'Agence France-Presse, ont rapporté une affirmation du ministère de l'Intérieur selon laquelle les «unités syriennes de lutte contre les stupéfiants» avaient saisi «un volume record de 2,3 tonnes de stimulant de type amphétamine connu sous le nom de “Captagon”» – soit environ 14 millions de pilules.
De telles affirmations, a déclaré l'expert du Moyen-Orient Gregory Aftandilian, membre non résident de l'Arab Center Washington DC, sont à considérer avec prudence.
Le régime, a précisé Aftandilian, ancien analyste du Moyen-Orient aux départements d'État et de la défense des États-Unis, «joue dans les deux sens; il veut gagner en légitimité internationale. Les Émirats arabes unis ont établi des relations avec Damas, et d'autres États arabes vont probablement leur emboîter le pas».
«Donc, d'une part, ils veulent montrer qu'ils sont un gouvernement “responsable”, mais, d'autre part, ils essaient toujours de gagner de l'argent. Il est bénéfique pour eux de dire: “Eh bien, nous avons attrapé tant de passeurs et nous avons sévi contre certaines installations de production.” Mais, bien sûr, très peu de gens croient cela.»
Les parlementaires américains figurent au nombre des personnes sceptiques. Le 20 septembre 2022, le rôle du régime syrien dans le commerce de drogue a été officiellement reconnu lorsque la Chambre des représentants des États-Unis a adopté la loi H.R. 6265 «sur la lutte contre la prolifération, le trafic et la conservation de stupéfiants d'Al-Assad [Captagon]», qui exigeait que le gouvernement américain «développe une stratégie interagences pour empêcher et démanteler la production et le trafic de stupéfiants ainsi que les réseaux affiliés, liés au régime de Bachar al-Assad en Syrie.
Inévitablement, selon le New Line Institute, le Liban, pays voisin, qui «a servi d'extension au commerce du Captagon syrien» est devenu «un point de transit clé pour les flux de Captagon, les dirigeants du Hezbollah liés au gouvernement syrien participant à l'expansion de ce commerce».
Deux revendeurs libanais se sont confiés à Arab News sous couvert d'anonymat. Ils ont admis avoir envoyé de la drogue en Arabie saoudite, en Égypte et dans d'autres pays, et ils ont expliqué qu'ils s'approvisionnaient principalement dans deux usines de fabrication de drogue – l'une à Britel, une ville du Liban située près de la frontière syrienne, et l'autre à Qusair, dans l'ouest de la Syrie, à la frontière libanaise.
La corruption, ont-ils affirmé, est la clé du succès de la contrebande. «Aucune quantité ne quitte ce pays sans couverture politique», a précisé l'un d'entre eux. «L'argent en est la clé.»
En décembre 2022, un tribunal libanais a condamné un homme connu sous le nom de «Roi du Captagon» à sept ans de travaux forcés pour production et trafic de drogue. Selon l'AFP, Hassan Dekko, un Libano-Syrien, avait «des relations politiques de haut niveau dans les deux pays» et dirigeait une importante opération de contrebande à partir d'un village de la région de la Bekaa, au Liban.
«Une opération immorale»
Le colonel Joseph Moussallem, responsable des relations publiques des Forces de sécurité intérieure du Liban, a affirmé à Arab News que la popularité du Captagon parmi les producteurs, les contrebandiers et les revendeurs se résumait à un seul facteur: sa rentabilité.
«Le bénéfice estimé de chaque expédition est très élevé», a-t-il fait savoir. «Contrairement au haschisch et à la marijuana, la fabrication de Captagon ne nécessite que quelques dollars et se vend au triple du prix.»
Alors que la production de haschisch et de marijuana «nécessite de l'eau, des plantations et des conditions météorologiques spécifiques, la création d'une pilule de Captagon peut se faire dans toutes les conditions. C'est une entreprise extrêmement rentable».
Si rentable, selon le New Lines Institute, que son commerce est «une économie illicite en croissance rapide au Moyen-Orient et en Méditerranée» qui a rapporté à la Syrie 5,7 milliards de dollars (1 dollar = 0,92 euro) pour la seule année 2021.
Moussallem a indiqué que, au cours des neuf premiers mois de l’année 2022, les Forces libanaises de sécurité intérieure (ISF) ont intercepté et saisi plus de 5 millions de comprimés de Captagon.
«Nous ne savons pas quand cela se terminera. Nous faisons de notre mieux et nous utilisons tous nos effectifs. Nous avons perdu certains de nos hommes dans cette bataille contre la drogue», a-t-il confié.
Il a ajouté qu’ils avaient eu affaire à «une opération immorale. Nous ne tolérons pas l'empoisonnement des citoyens, sans parler de nos frères et sœurs arabes».
Dans la bataille contre le Captagon, l'ISF coopère avec ses homologues dans d'autres États de la région.
«Lorsque les cargaisons sont destinées à l'étranger, généralement et principalement vers le Golfe, nous coopérons avec les forces du pays destinataire», a précisé Moussallem. «Les stratégies et les informations sont partagées.»
Bien que certains envois de drogue passent par les aéroports, la contrebande de Captagon par avion «est considérée comme une opération à petite échelle par rapport à la contrebande par voie maritime ou terrestre. Il n'y a qu'un nombre limité de pilules que vous pouvez faire passer en contrebande par avion.»
Ces risques ont été mis en évidence en 2015 lorsqu’un individu comme le prince Abdel Mohsen ben Walid ben Abdelaziz, âgé de 29 ans, a été arrêté à l'aéroport international Rafic-Hariri alors qu'il tentait de faire passer environ 10 millions de pilules de Beyrouth vers l'Arabie saoudite à bord d'un jet privé dans des boîtes qui portaient son nom et l'emblème de l'État saoudien.
Cette saisie spectaculaire lui a valu le sobriquet de «Prince du Captagon» et un séjour de cinq ans dans une cellule du centre de détention de Hobeich, à Beyrouth.
Selon un membre de l’équipe libanaise de lutte contre les stupéfiants, qui s’adressait à Arab News sous couvert d’anonymat, que la contrebande se fasse par voie aérienne, terrestre ou maritime, les passeurs sont «principalement des Libanais et des Syriens».
La contrebande dans les ports de la région, a-t-il expliqué, est l'apanage de «ceux qui ont des relations, les gros bonnets». Il a ajouté que «les ports peuvent être utilisés pour faire passer facilement en contrebande [des pilules] par millions, [mais] il n'y a aucun moyen possible de faire passer de grandes quantités et d'utiliser les ports sans la protection des membres du gouvernement et d'autres personnes haut placées».
La contrebande, a-t-il poursuivi, «a commencé à un petit niveau en 2011 puis est passée à la vitesse supérieure en 2015; elle se poursuit actuellement».
Lorsque les pilules transitent en contrebande par camion, dissimulées dans la structure d’un véhicule ou dans la cargaison qu'il transporte, «il y a parfois un accord entre le passeur et la société de transport. Certaines entreprises sont conscientes de ce qui se cache dans leurs envois et certaines sont assez naïves pour ne pas faire de vérifications approfondies. Dans les deux cas, le passeur et l'entreprise seront arrêtés».
Les passeurs à petite échelle, notamment les familles qui espèrent augmenter leurs revenus, sont souvent appréhendés aux frontières. «Des poupées pour enfants sont utilisées. Des pilules ont même été trouvées dans des couches pour bébés enroulées autour de l’enfant.»
«Vous voyez un petit camion avec une famille à l'intérieur, une mère voilée, ses filles voilées, un bébé et le mari, et vous pensez que tout est normal. Et pourtant, vous vous rendez compte que, parfois, ils transportent tous sur eux des pilules de Captagon.»
Un problème régional
Le Captagon est un fléau qui menace non seulement l'Arabie saoudite, mais aussi d'autres pays de la région et du monde.
Ainsi, la police italienne a saisi, en juillet 2020, un chargement de 14 tonnes de 84 millions de pilules de Captagon dans le port de Salerne. Elles étaient dissimulées dans des fûts en papier et dans des roues dentées. Selon les autorités, ces pilules (dont la valeur marchande s'élève à 1,1 milliard de dollars; 1 dollar = 0,92 euro) ont été fabriquées en Syrie et expédiées vers l'Europe pour financer le groupe terroriste Daech.
En février 2021, les douanes libanaises ont intercepté dans le port de Beyrouth une cargaison de 5 millions de pilules cachées dans une machine de fabrication de carreaux. Elle devait être expédiée en Grèce et en Arabie saoudite.
C'est au mois de mai 2021 que les douaniers turcs ont intercepté, à Alexandrette, 6 millions de pilules qui étaient destinées aux États arabes unis (EAU). Au mois de novembre, les agents des douanes de Dubaï ont trouvé 80 000 pilules de Captagon dans le coffre d'une voiture au poste de contrôle de Hatta, à la frontière avec Oman.
La Jordanie est prise en étau entre la Syrie et l'Arabie saoudite. Elle connaît des problèmes plus complexes que ceux que rencontrent la plupart des pays. Elle en attribue la responsabilité à l'armée syrienne et aux milices pro-iraniennes présentes dans le sud de la Syrie.
«La Jordanie se transforme de plus en plus en champ de bataille dans la lutte contre ce commerce illicite», écrit Gregory Aftandilian, analyste du Moyen-Orient, dans un document d'orientation rédigé pour le compte de l'institut de recherche Arab Center Washington DC en septembre 2022.
«En provenance de Syrie et du Liban, le Captagon est généralement acheminé par voie terrestre vers la Jordanie, et de là vers les pays du Golfe. Toutefois, une partie des cargaisons est également transportée en avion et en bateau, où elles sont souvent dissimulées à l'intérieur de produits ou cachées parmi d'autres.»
En 2021, la police jordanienne a saisi 15,5 millions de pilules de Captagon. Au cours des quatre premiers mois de 2022, la quantité saisie a dépassé ce total. Dans le sillage des violents incidents survenus le long de la frontière avec la Syrie, l'armée jordanienne a revu sa politique d'engagement. Ainsi, l'agence de presse jordanienne a annoncé que les gardes frontaliers avaient «affronté et tué vingt-sept trafiquants de drogue lors d'un échange de tirs en janvier 2022; ces derniers tentaient de s'infiltrer à partir de la Syrie, profitant de la neige pour franchir la frontière».
Le rapport précise que les trafiquants «étaient soutenus par des groupes armés. […] Certains d'entre eux ont été blessés et ont fui en direction de la Syrie».
En novembre 2022, les forces de sécurité jordaniennes ont appréhendé en une journée vingt-quatre trafiquants à travers le Royaume. Dans une autre affaire, deux hommes (un Syrien et un Jordanien) ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir tenté de faire passer 1,9 million de pilules à partir de la Syrie vers la Jordanie en 2021.
Cette menace pèse sur l'ensemble de la région. En décembre, les autorités irakiennes ont détruit 6 tonnes de drogues composées de cannabis, de cocaïne et de 5 millions de pilules de Captagon. Ces substances ont été confisquées aux frontières du pays.
En décembre, le poste de douane de Port Khaled, à Charjah, aux EAU, a déjoué cinq tentatives de contrebande de 142,73 kg de drogue, dont 500 000 pilules de Captagon.
Dans ce contexte, c'est l'Arabie saoudite qui reste, depuis plus de vingt ans, la principale cible des trafiquants de drogue. Les rapports réguliers des États membres à l'Office des nations unies contre la drogue et le crime révèlent que la plus grande quantité de comprimés d'amphétamine saisie dans la région entre 2015 et 2019 revient à l'Arabie saoudite, suivie par la Jordanie et les EAU.
Pour la seule année 2019, l'Arabie saoudite a annoncé qu'elle avait confisqué près de 146 millions de comprimés. Ce chiffre surpasse les quantités saisies en Jordanie (23 millions), au Koweït et au Liban (4 millions pour chaque pays) et en Irak (600 000).
Les autorités saoudiennes mènent en effet une lutte acharnée contre des contrebandiers de plus en plus malins. Au cours des six dernières années, elles ont saisi en tout 600 millions de comprimés de Captagon aux frontières du Royaume. La quantité saisie au cours des trois premiers mois de 2021 est supérieure à celle qui a été confisquée tout au long des deux années précédentes.
En 2021, les autorités saoudiennes ont mis la main sur près de 120 millions de pilules. Au cours du mois d'août 2022, elles ont intercepté 45 millions de pilules, un record.
Cependant, ce genre de trafic est tellement rentable que les contrebandiers s'obstinent à s'y adonner; les autorités fiscales, douanières et de la zakat signalent ainsi régulièrement de nouvelles saisies de Captagon.
C'est au mois d’octobre qu'une grande opération a été menée: on a trouvé près de 4 millions de pilules dissimulées dans une cargaison de poivrons à Riyad. Cinq suspects ont été arrêtés à Riyad et à Djeddah. En novembre, les autorités ont repéré 2 millions de pilules cachées à l'intérieur de planches de cuisine en bois à Riyad. Quatre nouvelles arrestations ont été signalées. En décembre, près de 3 millions de pilules ont été interceptées dans le cadre de deux tentatives de contrebande, la première avec Oman du côté du Quart Vide et la seconde avec la Jordanie par le poste-frontière de Haditha.
L'année qui vient de commencer ne laisse entrevoir aucun répit. Le 4 janvier 2023, la Direction générale de lutte contre la drogue a annoncé l'arrestation de trois Saoudiens en rapport avec 3 millions de comprimés dissimulés dans des compartiments spécialement conçus à cet effet dans un camion à Riyad.
La bataille aux frontières
Équipées de machines à rayons X perfectionnées, de chiens renifleurs et d'un réseau de services de renseignement commun avec ses alliés dans toute la région, les autorités saoudiennes ont saisi au cours des trois premiers mois de 2021 une quantité supérieure à celle qui a été confisquée tout au long des deux années précédentes.
«La quantité de pilules de Captagon saisies en 2020 et 2021 s'élève à plus de 190 millions de comprimés. Ces opérations ont été menées en concertation et en coopération avec la Direction générale du contrôle des stupéfiants, la Direction générale des gardes-frontières et d'autres entités compétentes», déclare Majde al-Sabi, conseiller en affaires sécuritaires auprès de l'Autorité générale de la zakat, des impôts et des douanes (Zatca).
«Grâce à cette coordination, la Direction générale du contrôle des stupéfiants a arrêté les individus auxquels était destinée la drogue ayant été confisquée dans le Royaume», ajoute-t-il.
Selon M. Al-Sabi, la Zatca a intercepté, au cours des dix dernières années, «plus de 782 millions de pilules narcotiques ainsi que plus de 100 000 kg d'autres stupéfiants, dont le shabu [méthamphétamine], l'héroïne et la cocaïne, ainsi que d'autres substances narcotiques».
Surveiller les frontières du Royaume est une mission ardue. En effet, l'Arabie saoudite partage des frontières terrestres avec huit pays: la Jordanie, l'Irak, le Koweït, le Qatar, les EAU, Oman, le Yémen et Bahreïn, à travers la chaussée du roi Fahd, qui mesure 25 km. Quant aux frontières maritimes, elles s'étendent sur 450 km dans le golfe Arabique et sur 1 700 km dans la mer Rouge, de l'extrémité nord du golfe d'Aqaba jusqu'à la frontière avec le Yémen, au sud.
Selon M. Al-Sabi, tous les postes-frontière sont «prêts à intervenir», mais certains sont plus actifs que d'autres. «Le port islamique de Djeddah, le poste frontalier d'Al-Haditha [à la frontière avec la Jordanie] et le port du roi Abdelaziz, à Dammam [sur le Golfe] sont les plus exposés aux tentatives de contrebande», souligne-t-il.
Les trafiquants, poursuit-il, «ne ménagent aucun effort pour faire passer des substances illicites dans le Royaume; ils se servent de produits alimentaires, d'appareils électroniques, de jouets pour enfants et de produits en acier sous toutes leurs formes».
«Une tentative qui vient d'être déjouée en est l'exemple: des pilules de Captagon étaient dissimulées à l'intérieur d'une cargaison d'oignons qui contenait également d'autres produits alimentaires. Mais les agents de la police douanière sont bien préparés et toujours prêts à déjouer de telles manœuvres.»
Parmi ces héros, on trouve les agents et les chiens du Centre national K9 de Riyad. Créé en 1980, il compte aujourd'hui plus de 440 équipes qui opèrent à 26 postes de douane. D'autres unités sont prévues dans les aéroports et les ports régionaux.
Les saisies de Captagon sont en majorité «attribuables au travail d'équipe extraordinaire mené par les spécialistes et leurs chiens», affirme Maher Rachid al-Huaich, formateur principal des chiens spécialisés dans le centre.
Les agents et leurs chiens «entretiennent des liens si étroits qu'ils ne font plus qu'un. Au cours des vingt-six années que j'ai passées à travailler pour l'autorité, j'ai constaté qu'il existe une relation solide entre les chiens policiers et les spécialistes. Les maîtres-chiens s'attachent toujours à leurs compagnons et les chiens, fidèles à leurs maîtres, reproduisent le comportement et le caractère de ces derniers».
«Les chiens possèdent plusieurs millions de cellules olfactives de plus que l'homme, ce qui leur confère un odorat très avancé. Ils peuvent réagir et déceler des substances et des produits de contrebande même en expirant. Dotés d'un champ de vision étendu, ils sont en mesure d'explorer avec plus de précision leur environnement. En outre, leur sens de l'ouïe est extrêmement aiguisé.»
Dans ce centre, on entraîne les chiens à dépister la drogue, les explosifs, les billets de banque, le tabac et les individus – vivants ou morts.
Pour Abdallah al-Salloum, directeur du Centre national K9, la réussite de ces équipes «n'est pas attribuable à une seule personne, mais au système dans son ensemble, et nos compétences nous permettent de faire face à cette menace».
Selon lui, les chiens sont entraînés à détecter «cinq ou six types de drogues et six ou sept sortes d'explosifs, ainsi que les billets de banque, le tabac et ses dérivés».
Le Centre national K9 est accrédité par l'Organisation mondiale des douanes en tant que centre régional de haut niveau. Son objectif est de «consolider la coopération avec les pays de la région au niveau de la formation et de l'échange de connaissances avec les experts».
M. Al-Salloum précise que les chiens possèdent un sens infaillible quand il s'agit de détecter des produits illicites. Un jour, des unités canines inspectaient des camions à un point de passage lorsque l'un des chiens a dépassé les camions qui attendaient d'être inspectés et s'est dirigé directement vers le septième camion.
«J’ai pensé que c’était peut-être parce qu’il s’agissait d’une zone ouverte, dans la nature, et qu’il était possible qu’un loup ou quelque chose d’autre ait attiré l’attention du chien policier», indique-t-il.
Le maître-chien a essayé de ramener le chien vers le premier camion, mais il s’est à nouveau dirigé directement vers le septième véhicule, et «c’est à ce moment-là que le maître-chien a pris l’affaire plus au sérieux». Le camion a été fouillé, et une grande quantité de pilules de Captagon a été découverte.
Le plus souvent, les trafiquants sont des membres de gangs impitoyables qui recourent à des méthodes extrêmement sournoises et parfois ingénieuses pour tenter d’introduire des millions de pilules à la fois en Arabie saoudite. Beaucoup d’entre eux se font prendre – entre janvier 2021 et août 2022, les douaniers et les garde-frontières saoudiens ont saisi plus de 160 millions de pilules de Captagon.
Ce que l’on ignore, bien sûr, c’est le nombre de pilules qui circulent dans les rues du Royaume. Cependant, ce qui est évident, c’est le terrible préjudice que cette drogue cause aux individus, aux familles et aux communautés.
Les histoires d’horreur associées au Captagon sont monnaie courante, mais elles ne semblent pas décourager les consommateurs. «Je connais quelqu’un qui a pris, une nuit, une pilule de Captagon de trop et a perdu la raison», raconte un consommateur anonyme de Captagon, originaire de Baalbek, à Arab News.
«Vous le trouvez maintenant marchant dans les rues, hébété. Il ne sait pas où il est, ce qu’il fait ou qui il est», poursuit-il. «Il aurait pris 22 pilules en un jour après s’être disputé avec ses parents. Une semaine plus tard, il n’était plus du tout sous l’effet du Captagon, mais ne reconnaissait plus personne. Il n’était pas capable et n’est toujours pas capable de se reconnaître lui-même.»
Payer les pots cassés
L’interception de la drogue à la frontière ne représente qu’une partie de la guerre contre le Captagon, qui est également menée par des professionnels de la santé dans des centres de traitement spécialisés en Arabie saoudite.
L’Arabie saoudite est bien connue pour sa fermeté à l’égard de la contrebande et du trafic de drogue. En vertu des lois du Royaume relatives à la lutte contre les stupéfiants et les substances psychotropes, toute personne reconnue coupable de contrebande, d’importation, d’exportation ou de fabrication de stupéfiants ou de substances psychotropes est passible de la peine de mort, qui peut toutefois être commuée, à la discrétion du tribunal, en une peine de quinze ans de prison ou plus, assortie de cinquante coups de fouet et d’une amende d’au moins 100 000 riyals (1 riyal = 0,25 euro).
Les nouveaux trafiquants de drogue risquent jusqu’à quinze ans de prison, une amende d’au moins 100 000 riyals et jusqu’à cinquante coups de fouet, mais s’ils récidivent, ils risquent la peine de mort. Tout fonctionnaire reconnu coupable de trafic de drogue risque jusqu’à vingt-cinq ans de prison, voire la mort.
En revanche, en ce qui concerne les consommateurs, la loi adopte une approche extrêmement progressive, en stipulant que, si la personne se rend dans «l’une des cliniques destinées à traiter la toxicomanie (...) pour l’aider à guérir (...), des poursuites ne peuvent être engagées pour dépendance ou pour consommation de stupéfiants ou de substances psychotropes».
L’un de ces établissements est le centre Kafa de Riyad, filiale de la Kafa Society for Control of Smoking and Drugs de La Mecque. «Le centre propose des programmes éducatifs, comportementaux et de développement des compétences, ainsi que des soins médicaux pour les toxicomanes en rétablissement par le biais de divers programmes», explique Ibrahim ben Ahmad al-Hamdane, directeur général de Kafa.
«Le centre adopte un plan de traitement en trois étapes. La première consiste à apporter des soins primaires, qui durent quarante-cinq jours, afin d’assurer la stabilité du patient. Vient ensuite la phase de suivi postcure, qui comprend divers programmes menés pendant trois mois.
«Enfin, nous fournissons des soins prolongés pouvant aller jusqu’à deux ans, pendant lesquels nous veillons à l’amélioration continue d’un toxicomane rétabli», détaille le directeur général de Kafa.
Les données recueillies par les centres de traitement de Kafa révèlent que la grande majorité des toxicomanes sont des hommes. Pour des raisons culturelles, «ce fléau n’est pas répandu chez les femmes, néanmoins, nos services sont destinés à tout le monde», poursuit Ibrahim ben Ahmad al-Hamdane.
Outre les programmes de traitement, Kafa organise, avec diverses organisations partenaires, des programmes de sensibilisation adaptés aux élèves et aux étudiants, «afin de les informer des dangers des stupéfiants et de l’aide disponible pour les personnes souffrant d’une addiction».
Les services fournis par ces centres dans tout le pays s’inscrivent dans le cadre d’une approche en trois volets pour lutter contre le problème du Captagon dans le Royaume. «Nous savons tous que mieux vaut prévenir que guérir», affirme M. Al-Hamdane.
«Le gouvernement déploie de réels efforts, à la fois préventifs et éducatifs, en proposant des programmes éducatifs axés sur les compétences de vie, afin de sensibiliser les écoles aux dangers du Captagon en particulier, et des stupéfiants en général, ainsi qu’aux dangers de l’abus de substances.»
La préférence du Royaume pour le traitement des toxicomanes plutôt que pour leur punition est illustrée par le travail du Comité national saoudien de lutte contre les stupéfiants, qui, sous l’égide de Nebras («phare»), propose un large éventail de services aux toxicomanes et à leurs familles, notamment un centre de conseil en toxicomanie, et peut mettre les patients en contact avec des fournisseurs de traitement.
En octobre 2022, Nebras, en partenariat avec plusieurs organismes gouvernementaux et organisations du secteur privé, a lancé «Restez proches», une campagne de deux semaines destinée à protéger les enfants des dangers de la toxicomanie en les sensibilisant à l’importance des liens familiaux dans la lutte contre la toxicomanie.
«Restez proches» a tweeté Nebras lors du lancement de la campagne, «et ne gâchez pas la vie de vos enfants en vous éloignant d’eux. Les liens familiaux et votre communication avec eux les sauvent du danger et de la dépendance aux drogues.»
Selon Nebras, l’âge moyen auquel on commence à consommer de la drogue se situe entre 13 et 18 ans, et plus de la moitié des cas de toxicomanie chez les adolescents sont le résultat d’un manque d’attention de la part des familles envers leurs enfants.
D’autres ministères prennent des mesures pour lutter contre les addictions. En novembre 2022, le ministère saoudien de la Santé a lancé une campagne visant à améliorer la prestation de services de traitement des addictions dans cinquante hôpitaux dotés d’unités psychiatriques, en organisant des ateliers d’initiation et en reliant les unités à l’application saoudienne de rendez-vous Sihhati et à l’hôpital virtuel Seha, le premier du genre au Moyen-Orient, qui connecte les patients à plus de 150 hôpitaux par le biais d’un portail de télémédecine de pointe.
L’objectif, selon le ministère, est de faciliter l’accès aux traitements des addictions, de réduire la stigmatisation et d’améliorer la qualité des services fournis. Il s’agit également de «sensibiliser le public à la dépendance, ses dangers, ses complications, ses facteurs de risque, les causes de rechute et le traitement des symptômes de sevrage ou des symptômes psychologiques qui l’accompagnent, tant dans les cliniques que dans les services hospitaliers».
M. Al-Hamdane, directeur général de Kafa, souhaite transmettre un message d’espoir aux toxicomanes et à leurs familles. «Un toxicomane est quelqu’un qui est malade et qui a besoin d'aide», souligne-t-il. «Oui, il existe de nombreux cas de dépendance, mais grâce aux efforts des centres de traitement et des hôpitaux, la dépendance n’est pas la fin.»
Crédits
Rédaction & recherche: Jonathan Gornall, Leen Fouad
Entrevues: Nadia Al-Faour, Mohammed AlSulami, Tariq AlThaqafi
Montage & traduction: Arab News en franҫais
Directeurs créatifs: Omar Nashashibi, Simon Khalil
Designers: Douglas Okasaki, Ador Bustamante
Graphics: Douglas Okasaki
Producteur vidéo: Hasenin Fadhel
Éditor vidéo: Ali Noori, Abdulrahman Fahad Bin Shulhub
Vidéastes: Firas Haidar, Abdullah Aljabar, Jamal Bin Mahfouth
Recherche d'images: Sheila Mayo
Éditeurs version anglaise: Tarek Ali Ahmad
Éditrice version japonaise: Diana Farah, Akiko Iwata
Réseaux sociaux: Jad Bitar
Producteur: Arkan Aladnani
Rédacteur en chef: Faisal J. Abbas