Après la Révolution française de 1789, la scène politique française voit plusieurs régimes parlementaires se succéder au sein de ce que les historiens appellent la Première République (septembre 1792-mai 1804). C’est ainsi que l’un de ces régimes, nommé «le Directoire» (26 octobre 1795 – 9 novembre 1799), décide de lancer une campagne militaire, l’expédition d’Égypte, dans le but de bloquer la route des Indes orientales à la Grande-Bretagne, expression désignant à l’époque une vaste région qui s’étend depuis le sud-est de l’Iran jusqu’en Indonésie, avant que cette dernière ne tombe aux mains des Hollandais en 1800.
Les Français, incapables de rivaliser avec la puissance maritime des Anglais, cherchent à la rendre vulnérable en attaquant leur route commerciale privilégiée, qui traverse l’Égypte pour atteindre la Méditerranée. L’opération permet également de placer à nouveau la France sur l’échiquier géostratégique mondial de l’époque.
Ce sont le général Bonaparte et Talleyrand, ministre des Relations extérieures, qui proposent l’idée d’une telle expédition militaire, et certains historiens ajoutent que les directeurs [détenteurs du pouvoir exécutif sous le Directoire] croyaient non seulement à l’exploit militaire, mais espéraient également se débarrasser pour une période illimitée d’un général assez imprévisible et dangereux tel que Bonaparte. Ce dernier, probablement épris de la gloire des camps militaires et enivré par la victoire de la campagne d’Italie, nourrissait, d’après certains chroniqueurs, un «rêve oriental» qui ferait de lui l’égal des illustres conquérants d’Orient, et lui permettrait d’acquérir le statut prestigieux de nouvel Alexandre ou de Pompée.
C’est ainsi que le corps expéditionnaire français quitte Toulon le 19 mai 1798 (le 30 floréal an VI selon le calendrier républicain), et se voit bientôt rejoint par d’autres navires venus des bases d’embarquement françaises et italiennes. La flotte compte à peu près 400 navires et 50 000 soldats et marins, ainsi qu’une centaine de savants et chercheurs. Personne, hormis Bonaparte et quelques généraux, ne pouvait connaître la destination de l’expédition, mesure prise dans le but de ne pas éveiller les soupçons de la flotte anglaise conduite par l’amiral Nelson. Un membre du convoi, le capitaine Charles Bayol, de La Seyne, commandant la tartane l’Hirondelle, s’exprime :
« On nous a fait sortir du port pour nous rendre dans la grande rade (…), il y a de quoi trembler de voir un convoi si considérable. Nous ne savons pas quelle sera notre destination ; c’est le mystère de l’incarnation. Enfin, arrivera ce qui pourra. »
(Archives Départementales du Var, 5J 238, 24 floréal an VI, cité dans Gilbert Buti, «Convois pour l’expédition d’Égypte», Cahiers de la Méditerranée, n° 57, 1998, p. 173-205, ici p. 177)
Vingt jours après l’appareillage, Bonaparte s’empare de Malte, étant donné sa position stratégique, et le 1er juillet 1798, la flotte débarque à Alexandrie. Déjà, à bord du vaisseau L’Orient, il rédige une proclamation qui est mise à l’ordre de l’armée le 28 juin :
«Soldats! (…)
Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans; leur premier article de foi est celui-ci: “ il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète.”
Ne les contredisez pas; agissez avec eux comme nous avons agi avec les juifs, avec les Italiens;
Ayez des égards pour leurs muftis et leurs imams, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques.
Ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et de Jésus-Christ.»
(Correspondance de Napoléon Ier, t. 4, Paris : Plon, 1860, p. 183)
Lorsque le débarquement s’achève, l’armée se met à occuper les villes égyptiennes, l’une après l’autre. À l’époque, l’Égypte est officiellement une partie de l’empire Ottoman, mais en réalité de facto gouvernée par les Mamelouks. L’armée française écrase ces derniers lors de la bataille dite «des Pyramides» durant laquelle, comme le dira la tradition par la suite, Bonaparte aurait sermonné ses soldats: «Soldats, songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent.» Il entre triomphalement au Caire le 24 juillet après la fuite des beys mamelouks Mourad et Ibrahim.
Mais la fête fut de courte durée. Le 1er août, l’amiral britannique Nelson coule une partie de la flotte française à Aboukir, affirmant ainsi l’hégémonie anglaise sur la Méditerranée orientale et empêchant l’arrivée d’éventuels renforts.
Cependant, Bonaparte poursuit son expédition terrestre et devient aussitôt le souverain absolu d’Égypte. Il établit au Caire une administration locale composée d’un diwan des hauts fonctionnaires et des grands ulémas d’Al-Azhar, que Bonaparte appelle «La Sorbonne de l’Orient» (H. Laurens, L’Expédition d’Égypte 1798-1801, Paris: Seuil, 1997, p. 131). Ce modèle sera ensuite appliqué à tout le territoire égyptien.
Dans sa politique égyptienne intérieure, Bonaparte, pragmatique et opportuniste, a tout essayé pour rester proche de l’islam. Avant même de débarquer à Alexandrie, il prononce une proclamation au cours de laquelle il s’exclame: «Égyptiens, on vous dira que je viens pour détruire votre religion; c’est un mensonge, ne le croyez pas! Répondez que je viens vous restituer vos droits, punir les usurpateurs; que je respecte plus que les Mamlouks Dieu, son prophète Mahomet et le glorieux Coran.» (Laurens, ibid. p. 108). Le 18 août, Bonaparte préside lui-même avec solennité la fête du Nil. À partir du 21 août, c’est la fête du Mawlid du prophète qui est célébrée avec réjouissances et démonstrations militaires. Ces gestes lui valent le surnom de «Sultan el-Kébir» ou d’«Ali-Bonaparte».
Bonaparte veut réorganiser le pays et le moderniser: institutions publiques, presse, instituts scientifiques, police, mesures sanitaires, amélioration de l’hygiène, etc. On applique la même administration à toutes les villes et régions égyptiennes.
Mais cette démarche opportuniste de Bonaparte va finir par essuyer un revers. L’isolement commercial aggrave la situation financière des Français, qui multiplient toutes sortes de taxations et accroissent la pression fiscale sur les notables et commerçants; les rumeurs d’une campagne militaire ottomane circulent de tous bords; les négociations des agents français avec Jazzar, le maître d’Acre, échouent; les ulémas cairotes se distancient de la propagande française et ne croient plus aux proclamations pro-islamiques de Bonaparte. L’atmosphère est lourde et les rapports entre Français et Cairotes deviennent tendus. C’est ainsi que, durant le grand banquet célébré le 21 septembre pour la fête de la République, les soldats français échangent toasts et inquiétude.
Déjà, le 9 septembre, les Ottomans annoncent la rupture avec la France, proclament le djihad, la guerre sainte, et, rassurés d’une alliance avec les Russes et les Anglais, commencent à conquérir les villes et îles françaises dans la Méditerranée orientale.
Parallèlement, les insurrections se multiplient au Caire et dans les provinces, et les Français doivent réagir avec force, multipliant la répression et les condamnations. Face à l’échec de sa politique «islamique», Bonaparte entreprend une politique «arabe» qu’il croit susceptible de l’aider dans son nouveau projet: l’expédition de Palestine et de Syrie. L’historien Henri Laurens résume la psychologie de Bonaparte: «L’Égypte réelle n’est pas celle du rêve du conquérant. Outre les menaçantes concentrations ottomanes de Syrie, la campagne de Syrie, ou plutôt de Palestine, s’explique par des calculs et des rêves. Elle recèle plus les secrets de l’avenir que ne tient compte des réalités présentes. Elle est l’ouverture ou le prélude d’un “Grand Jeu” qui n’est pas encore terminé.» (Laurens, p. 248). Ce Grand Jeu trouve malheureusement son incarnation dans l’affrontement des grandes puissances européennes, non sur le continent, mais dans l’ensemble de l’ancien monde.
Ainsi, pour réaliser son projet, Bonaparte espère d’abord former une coalition entre les peuples arabes opprimés par Jazzar, le pacha d’Acre. Ensuite, une fois maître de Palestine, pourquoi ne pas rêver d’une victoire à Constantinople?, se dit-il. La campagne militaire débute le 7 février 1799, à partir d’El-Arich et fait tomber les villes palestiniennes l’une après l’autre, mais échoue devant Acre, malgré un siège de plusieurs mois. Le moral des soldats est au plus bas et la peste continue de faire des ravages en coûtant des vies. Bonaparte décide la levée du siège et bat en retraite. En Égypte, la situation se dégrade également et les insurrections se multiplient; dans la Méditerranée française, les défaites se succèdent ; à Paris même, la situation politique est alarmante. Le retour devient inévitable. Bonaparte quitte l’Égypte le 22 août 1799, après avoir pris sa revanche à Aboukir, le 25 juillet, sur les Anglais. Son successeur, le général Kleber, est assassiné le 14 juin 1800, puis remplacé par Menou, qui s’avère incapable de mener sa tâche à bien. Le 31 août 1801, le reste des troupes françaises capitule face à la coalition anglo-ottomane et le 15 octobre, les derniers soldats quittent la terre égyptienne.
Bonaparte rentre à Paris le 16 octobre 1799, et c’est pour lui la fin d’un «rêve oriental». Bientôt, il deviendra Premier Consul puis empereur des Français. Bonaparte deviendra Napoléon 1er.
N.B. : L’expédition scientifique française en Égypte sera traitée dans un autre article.
L'auteur est le directeur de la bibliothèque centrale de l'Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban.