La campagne militaire française en Égypte, conduite par le général Bonaparte, s’est doublée d’une expédition scientifique.
La flotte armée française qui, le 19 mai 1798, appareille du port de Toulon, transporte avec elle quelque 160 savants, membres de la Commission des sciences et des arts. Déjà, lors de la campagne d’Italie (1796-1797), Bonaparte s’est fait escorter d’un groupe de savants qui choisissent, parmi les fonds culturels réquisitionnés, les plus belles pièces destinées à enrichir les collections nationales françaises. Revenu à Paris, Bonaparte se laisse élire, le 25 décembre 1797, membre de la classe des sciences physiques et mathématiques du nouvel Institut de France, créé en 1795.
Deux mois avant l’embarquement, Bonaparte confie à son ami Gaspard Monge, lui-même mathématicien, la tâche de constituer, secrètement, une commission scientifique regroupant les meilleurs savants et spécialistes de toutes disciplines, ainsi que des ingénieurs et des techniciens. Cette commission est créée dans le but de mener une étude exhaustive et encyclopédique sur l’Égypte. Voyant se réaliser son «rêve oriental», Bonaparte veut inscrire son nom, non seulement en tant que conquérant militaire, mais également comme grand promoteur de la science et découvreur hors pair.
Au sein de cette prestigieuse commission, on trouve quantité de spécialistes : mathématiciens, astronomes, architectes, économistes, antiquaires, dessinateurs, graveurs, sculpteurs, musiciens, médecins et chirurgiens, pharmaciens, botanistes, zoologistes, minéralogistes, ingénieurs des mines, chimistes, ingénieurs géographes, ingénieurs des ponts et chaussées, ingénieurs en génie maritime, mécaniciens, orientalistes, interprètes, ainsi que des imprimeurs qui emportent avec eux une collection de caractères latins, grecs et arabes (voir les détails dans Jean-Édouard Goby, Institut d’Égypte (1798-1801), Paris: de Boccard, 1987, pp. 241-244). La commission enrôle également un groupe de jeunes élèves de l’École polytechnique de Paris. Bientôt, elle est appelée «Commission des sciences et des arts de l’armée d’Orient».
Oserai-je proposer au lecteur d’identifier lui-même les savants célèbres qui participent à cette aventure? Je nomme Monge, Berthollet, Fourier, Costaz, Nouet, Geoffroy Saint-Hilaire, Savigny, Delile, Nectoux, Dolomieu, Girard, Le Père, Rigo, Dutertre, Redouté le Jeune, Villoteau, Rigel, Arnault, Parseval, Vivant Denon, Venture de Paradis, Marcel et Conté.
Les navires sont remplis d’appareils d’ingénierie et de construction, d’instruments de naturalistes, de lunettes astronomiques, d’un équipement d’aérostation, d’une bibliothèque, de presses d’imprimerie et autres outils; enfin, ce n’est pas rien, d’un piano personnellement recommandé par Bonaparte. Une partie de ces instruments scientifiques sont perdus et détruits au cours du naufrage d’un navire qui les transporte lors du débarquement à Alexandrie et d’émeutes au Caire, mais ces pertes sont compensées et dédommagées par le remarquable ingénieur et mécanicien Nicolas-Jacques Conté.
Une fois installé au Caire, Bonaparte crée, le 22 août 1798, l’Institut d’Égypte, réservé aux sciences et aux arts, et qui a comme principal objet le progrès et la propagation des Lumières en Égypte, ainsi que la recherche, l’étude et la publication des faits naturels, industriels et historiques du pays. (voir H.Laurens, p. 159). C’est ainsi que commence la mission des savants français.
En effet, l’une des premières réalisations de Bonaparte en Égypte est la création d’une imprimerie pour propager les idées de l’expédition française. Le Courrier de l’Égypte (du 29 août 1798 au 20 juin 1801) est le premier journal imprimé non seulement localement mais plus généralement dans tout le monde arabe. Il diffuse une sélection d’informations et de nouvelles destinées aux militaires et savants français. De son côté, La Décade égyptienne (du 1er octobre 1798 au 31 mars 1800) est un journal consacré à la publication des articles scientifiques. En outre, utilisant les caractères réquisitionnés à Rome lors de la campagne d’Italie, l’Imprimerie nationale du Caire publie en arabe plusieurs brochures et décrets destinés au peuple égyptien.
Entre autres publications de l’Institut, j’évoque une Grammaire arabe conçue par Marcel à l’usage des Français et des Égyptiens, ainsi qu’une édition bilingue arabo-française des Fables de Loqman le Sage, personnage considéré comme l’un des représentants de la littérature (antique, patrimoniale) égyptienne ou abyssinienne, bien avant l’islam.
De son côté, l’Institut d’Égypte assume plusieurs responsabilités. Il centralise les rapports sur les différentes maladies et diffuse les instructions pour la prévention et le traitement des épidémies. Il décide des missions archéologiques mises sur pied pour mieux comprendre l’histoire de l’Égypte et évaluer ses trésors. On classe la faune et la flore, on étudie le folklore et les traditions, on documente l’artisanat populaire, et on initie surtout les jeunes Égyptiens à la science dans ses différentes disciplines. Ainsi, l’Institut «est un instrument de civilisation par excellence». (H. Laurens, L’Expédition d’Égypte 1798-1801, Paris: Seuil, 1997, p. 234). Même si l’intention est toujours d’ordre politique, cet institut se situe au croisement de deux cultures, celles d’Occident et d’Orient. Si le succès n’est pas immédiat, le chemin est déjà tout tracé pour la Renaissance égyptienne au xixe siècle.
Hormis deux lancements de montgolfières que rate un lâcher de ballons, les savants excellent dans le montage des ateliers et fabriques pour subvenir aux besoins de l’armée et de la vie quotidienne, sanitaire surtout, des Égyptiens. Ils engagent également plusieurs travaux d’urbanisme au Caire et à Alexandrie, des opérations d’assainissement, de nivellement, de restauration de canaux et d’extension de branches dans le delta du Nil, ainsi que des fortifications de points stratégiques.
L’enquête géographique aboutit à un atlas au 1/1 000 000, en 47 feuilles, dressé par les ingénieurs géographes avec le concours des astronomes permettant de bien situer les villes et les points d’intérêt.
Dans le domaine de l’archéologie, les savants parcourent les ruines de la Haute-Égypte, de Thèbes, de Saqqarah, de Gizeh et autres sites. Des centaines d’inscriptions hiéroglyphiques sont dessinées minutieusement sans que leur signification soit même comprise. On peut noter, dans une planche dessinée à Louxor, l’existence de deux obélisques, dont celui de droite qui fut déraciné le 25 octobre 1836 pour devenir ultérieurement un monument phare de la place de la Concorde à Paris.
Les savants réexaminent également la science antique. Deux exemples le démontrent clairement: les savants français entreprennent, par divers procédés, de mesurer la hauteur de la Grande Pyramide de Gizeh, en reprenant une hypothèse de Thalès qui mesurait les Pyramides en calculant le rapport entre leur ombre et celle du savant qui procède. L’expérimentation est également une vraie curiosité scientifique. Le deuxième exemple est une reproduction de l’expérience d’Ératosthène, qui évalue la circonférence de la terre à 250 000 stades, en se fondant sur la position du soleil, le 21 juin, à Assouan et à Alexandrie.
D’autre part, les débuts de l’ethnomusicologie sont eux aussi signalés dans les travaux de Guillaume Villoteau, qui étudie de fond en comble le domaine musical égyptien et parvient à dépeindre avec brio la richesse du paysage musical égyptien, son hybridité islamique, ottomane, arabe, mais également nationale.
L’enquête ethnologique et culturelle révèle, elle aussi, la richesse des diverses communautés religieuses, ethniques et culturelles qui composent l’Égypte. Dans ce contexte, on fait la connaissance d’une minorité isolée près de la mer Rouge, celle des Ababdés, faite de pasteurs et de commerçants, ou bien encore celle des Barabras, à l’extrême sud du pays.
Quant à la recherche en histoire naturelle, elle donne des résultats très instructifs pour tout ce qui à trait aux études minéralogiques, zoologiques, botaniques ou autres. Dans les collections transportées à Paris figurent des momies d’animaux, chats, chiens, crocodiles, ibis, singes, mangoustes, ichneumons, ou autres animaux. En outre, parmi les nouveautés zoologiques découvertes en Égypte, il faut mentionner le polyptère bichir, poisson vivant dans le Nil et étudié par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, l’un des membres de l’expédition.
L’enquête permet surtout d’établir des plans de villes, des dessins et des peintures de monuments, des catalogues de la vie quotidienne, de métiers, de costumes, voire de fêtes
Le 15 octobre 1801, les derniers membres français des deux expéditions, militaire et scientifique, quittent l’Égypte, mais doivent laisser aux mains des Anglais une partie de leurs équipements et acquisitions, dont la fameuse pierre de Rosette.
De retour en France, plusieurs membres de l’expédition scientifique publient leurs mémoires et descriptions. En 1802, le consulat décide de réunir l’ensemble des études, notes, descriptions, gravures, dessins et cartes de l’expédition en un seul ouvrage, qui s’intitule Description de l'Égypte ou Recueil des observations et recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition française.
Cette encyclopédie, imprimée à 1000 exemplaires, comporte 23 volumes, dont un à part, destiné à la préface de Fourier et à l’avertissement; neuf volumes de texte, dont quatre consacrés à l’Antiquité; trois à l’histoire naturelle; et deux à l’État moderne. Les volumes des planches sont divisés en cinq: un concerne l’Antiquité, deux l’État moderne, et trois l’histoire naturelle. On y trouve également deux volumes complémentaires réservés aux planches de grand format et, enfin, un volume consacré à l’atlas de l’Égypte.
On y dénombre en outre près de 930 gravures comprenant planches, portraits et cartes topographiques, dont plusieurs en couleurs, et mobilisant 294 graveurs. Pour les volumes de texte, on trouve la mention de 43 auteurs qui fournissent 157 études.
La première édition de l’encyclopédie aurait dû être imprimée en 1809, mais la distribution officielle ne s’est faite qu’en 1810 sur ordre de Napoléon. La dernière édition est sortie en 1829, sous Charles X (pour l’histoire de l’impression de l’encyclopédie, voir Yves Laissus, «Informations et documents», Revue d’égyptologie, tome 56, 2005, pp. 215-250).
Entre 1821 et 1830, Charles-Louis-Fleury Panckoucke fait paraître une deuxième édition de la Description d’Égypte. Elle contient 24 tomes de texte en 26 volumes in-8o et 11 volumes in-plano d’atlas.
En bref, cette aventure ne fut pas sans lendemain. Les études et mémoires livrées par les savants vont contribuer à la redécouverte de l’Orient, de l’Égypte en particulier, et faire souffler un vent nouveau sur plusieurs domaines de la recherche, notamment celui de l’égyptologie qui, à vrai dire, est né de l’aventure de Bonaparte et de ses savants.
S’il est vrai que le frontispice de la première édition de la Description de l’Égypte dépeint Napoléon comme l’égal des grands conquérants de l’histoire, l’aventure scientifique de l’Égypte témoigne du génie des savants français dans de nombreux domaines.
L'auteur est le directeur de la bibliothèque centrale de l'Université Saint-Esprit de Kaslik au Liban.