L'Assassinat de Soleimani
Qassem Soleimani a laissé une trace de mort et de destruction dans son sillage à la tête de la force iranienne Al-Qods… jusqu'à son assassinat il y a un an. Pourtant, son héritage d'ingérence meurtrière continue de hanter la région
V endredi 3 janvier 2020, à environ 1h, un convoi de deux véhicules quittant l’aéroport international de Bagdad a été touché par une salve de missiles Hellfire lancés par un drone américain, le MQ-9 Reaper.
Dix hommes ont été tués, dont la cible visée par cet attentat, le général Qassem Soleimani. Cet homme de 62 ans était le commandant de la force Al-Qods, branche des opérations spéciales du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) iranien.
Bien que Soleimani soit connu pour avoir causé la mort de nombreuses personnes à travers les actions des milices alliées qu’il soutenait en Irak, en Afghanistan, au Yémen, en Syrie, au Liban et en Palestine, l’assassinat pur et simple, commis par les États-Unis, d’un homme qui était considéré par la plupart comme le bras droit du Guide suprême iranien, a eu des répercussions sur la communauté diplomatique mondiale.
Certains, tant aux États-Unis que dans d’autres pays, ont estimé que l’administration Trump était allée trop loin, violant un code international non écrit interdisant l’assassinat de membres de gouvernements étrangers – un acte qui, de toute façon, est spécifiquement interdit par la loi américaine.
Inévitablement, Téhéran, qui a parlé au sujet de ce meurtre d’«escalade extrêmement dangereuse et insensée», a menacé de se venger.
Pour de nombreux commentateurs, à la veille du meurtre de Soleimani, le déclenchement de la guerre entre les États-Unis et l’Iran semblait hautement probable. Après la mort de Soleimani, cela semblait presque inévitable.
À cette époque, la région était en proie à un bras de fer de plus en plus dangereux, dont les origines remontent à la décision de l’administration Trump, au mois de mai 2018, de se retirer de l’accord sur le nucléaire iranien convenu au niveau international. Pour de nombreux commentateurs, à la veille du meurtre de Soleimani, le déclenchement de la guerre entre les États-Unis et l’Iran semblait hautement probable. Après la mort de Soleimani, elle s’annonçait presque inévitable.
Mais la vengeance promise par Téhéran en réponse à la mort de Soleimani ne s’est pas concrétisée.
Avec l’arrivée imminente d’un nouveau président aux États-Unis, le paysage géopolitique de la région sera bouleversé – l’administration Biden, qui cherche à offrir à Téhéran «une voie crédible à la diplomatie», semble certaine qu’elle pourra relancer l’accord sur le nucléaire iranien.
Les gouvernements de la région estiment qu’un assouplissement des sanctions aujourd’hui serait une terrible erreur qui allègerait la pression exercée sur Téhéran, ce qui lui permettrait d’élargir sa campagne d’ingérence et de poursuivre à nouveau son objectif d’acquérir des armes nucléaires.
Aujourd’hui, un an après la frappe aérienne qui a tué Soleimani, Arab News se penche sur la carrière de l’homme qui a fait plus qu’aucun autre pour exporter l’esprit discrédité de la révolution de 1979 vers l’ensemble de la région, et examine les circonstances curieuses de sa mort.
Forgé dans la révolution
Nous ignorons si le jeune Qassem Soleimani, âgé de 20 ans, avait pris part aux manifestations contre le règne du shah qui ont commencé dans les rues iraniennes au mois d’octobre 1977. Deux ans plus tard, toutefois, Soleimani, né le 11 mars 1957 et fils d’un paysan pauvre de la province de Kerman, au sud de l’Iran, a trouvé sa vocation en servant la révolution qui remodèlera la scène géopolitique du Moyen-Orient.
Soleimani n’a pas de biographie officielle, nous ne disposons que de quelques aperçus d’une vie qu’il a en grande partie vécue dans l’ombre, éclairée seulement par d’occasionnelles apparitions en public, soigneusement contrôlées par la propagande du gouvernement iranien, et par des bribes de renseignements.
Vu ici sur une première photographie non datée, Qassem Soleimani était le fils d'un fermier pauvre de la province iranienne de Kerman. (SalamPix / Abaca / Sipa États-Unis)
Dans une note autobiographique rare, découverte par un chercheur à l’Institut de l'entreprise américaine pour la recherche sur les politiques publiques en 2011, Soleimani confie qu’il a quitté l’école en 1970, après avoir suivi seulement cinq ans du cycle primaire. À 13 ans, Soleimani part vivre à Kerman, où il passe les neuf années suivantes à travailler dans la construction et à réaliser d’autres travaux manuels afin de rembourser les prêts que l’État avait octroyés à sa famille, dans une tentative désespérée de maintenir leur ferme à flot.
Ensuite, en 1979, avec le renversement du shah et le retour d’exil de l’ayatollah Khomeini, tout change.
Soleimani a atteint sa majorité lorsque l'ayatollah Ruhollah Khomeini, photographié ici à Téhéran peu après son retour d'exil le 5 février 1979, a renversé le shah. (AFP)
Ce récit des débuts de Soleimani a été entrepris, seulement un mois avant sa mort, dans un article rédigé au mois de décembre 2019 par le général Stanley McChrystal, son ancien ennemi, à la tête des opérations spéciales américaines en Irak, entre 2006 et 2008.
«Le marionnettiste fatal de l’Iran a fait preuve d’une ténacité remarquable dès son plus jeune âge… Lorsque son père était incapable de rembourser une dette, Soleimani, âgé de 13 ans, travaillait pour la rembourser lui-même», écrit McChrystal dans le magazine Foreign Policy («Politique étrangère»).
McChrystal ajoute que, lorsqu’il était un jeune homme, Soleimani passait son temps libre à «faire de la musculation et à assister à des sermons donnés par un protégé du Guide suprême iranien actuel, l’ayatollah Ali Khamenei».
Selon certains chercheurs, c’est ce lien avec Khamenei qui a permis à Soleimani de devenir plus tard le commandant de la force Al-Qods du CGRI. Une photo rare et non datée prise durant la guerre entre l’Iran et l’Irak montre Soleimani avec un groupe de combattants prenant un repas avec Khamenei, qui succédera en 1989 à l’ayatollah Khomeini en tant que Guide suprême de l’Iran.
Soleimani est assis à la droite de Khamenei. C’est le début d’une relation entre les deux hommes qui laissera un impact profond sur la région dans son ensemble.
Une rare photographie non datée prise pendant la guerre Iran-Irak montre Qassem Soleimani assis, partageant un repas avec Ali Khamenei, qui en 1989 succéderait à l'ayatollah Khomeini en tant que Guide suprême de l'Iran.
D’après le Dr Majid Rafizadeh, politologue irano-américain, expert de l’Iran et de la politique étrangère américaine, Soleimani «est devenu le deuxième homme le plus puissant en Iran, non seulement parce qu’il était à la tête de la force Al-Qods, mais aussi du fait que l’ayatollah Ali Khamenei le considérait comme un ami proche et un confident».
L’affection et la confiance absolue qu’avait Khamenei en Soleimani était une chose rare. En effet, le Guide suprême «est connu pour sa méfiance à l’égard des autres responsables et il a mis à l’écart plusieurs politiciens et membres du clergé influents après son arrivée au pouvoir», indique le Dr Rafizadeh. «Mais il était extrêmement et personnellement attaché à Soleimani et, comme dans le cas de nombreux dictateurs, si une personne gagne leur amitié, elle bénéficiera d’un pouvoir qui ira au-delà de la loi. C’est pourquoi aucun commandant de la force Al-Qods ou du CGRI n’était aussi puissant que Soleimani.»
Pour sa part, écrit McChrystal, Soleimani était «amoureux de la révolution iranienne [et] en 1979, à seulement 22 ans […], il a commencé son ascension dans l’armée iranienne, après avoir prétendument suivi six semaines de formation tactique avant de combattre pour la première fois, dans la province de l’Azerbaïdjan occidental».
En 1979, Soleimani s’est enrôlé dans le Corps des gardiens de la révolution islamique nouvellement formé, plus connu sous le sigle CGRI, qui a été mis en place par l’ayatollah Khomeini afin de défendre la révolution. Le premier défi du CGRI, au cours duquel Soleimani a été blessé, a été la rébellion contre le nouveau régime révolutionnaire, qui a fait son apparition au nord-ouest kurde de l’Iran au mois de mars 1979.
À l'âge de 22 ans, Soleimani s'est enrôlé dans la nouvelle armée des Gardiens de la révolution islamique, mieux connue sous le nom de «CGRI». (SalamPix / Abaca / Sipa États-Unis)
Au début, «l’ardeur et le zèle» des gardiens inexpérimentés «se sont révélés insuffisants pour surmonter la rébellion kurde», mais ils ont persévéré, écrit le politologue Emanuele Ottolenghi en 2011 dans son ouvrage Le Pasdaran, qui raconte l’histoire du CGRI.
«Avec l’augmentation du nombre de victimes, les forces du gouvernement ont connu la défaite et la désertion, mais les gardiens […] étaient déterminés à écraser leurs ennemis, qu’ils considéraient comme des infidèles», explique Ottolenghi, chercheur principal de la Fondation pour la défense des démocraties, un groupe de réflexion américain. Finalement, «ils ont soumis la rébellion à une force brutale, tuant quelque 5 000 combattants kurdes et jusqu'à 1 200 civils pour sédition et trahison».
Mais, surtout, Soleimani était «un véritable enfant de la guerre Iran-Irak, qui a commencé un an plus tard», indique McChrystal.
Ce dernier se souvient de son ennemi avec un certain respect. Soleimani «est sorti de ce conflit sanglant comme un héros après les missions qu’il a menées à la frontière irakienne – mais, plus important encore, il s’est imposé comme un chef convaincu et incontesté».
Il s’est également imposé car il était persuadé que l’Iran postrévolutionnaire se battait pour sa survie. Dans un rapport secret datant du mois de mars 1980, le Centre national étranger d’évaluation indique que l’idéologie expliquait, en partie, la détermination de l’Iran à exporter sa révolution – les Iraniens considéraient leur révolution comme «un exemple pour d'autres peuples “opprimés”» –, mais les dirigeants pensaient également: «Si l’Iran ne parvient pas à exporter sa révolution, le pays sera isolé dans un environnement de régimes hostiles.»
Même avant la guerre Iran-Irak, durant laquelle les États-Unis soutenaient Saddam Hussein, la méfiance de l’Occident était ancrée dans la psyché iranienne. En 1953, le Premier ministre iranien élu démocratiquement, Mohammed Mossadegh, est renversé lors d’un complot fomenté par la CIA et le MI6 britannique visant à empêcher la nationalisation du secteur pétrolier de l’Iran, qui appartenait à l’époque à l’Anglo-Persian Oil Company – bien connue plus tard sous le nom de BP.
La méfiance de l'Iran envers l'Occident remonte au coup d'État organisé par la CIA, en août 1953, qui renversa le Premier ministre Mohammed Mossadegh et rétablit la monarchie. (AFP)
Le Premier ministre iranien Mohammed Mossadegh, photographié dans un hôpital de New York en 1951, a été renversé par les Américains et les Britanniques pour empêcher la nationalisation de l’industrie pétrolière iranienne. (AFP)
Ce coup d’État a permis au shah de reprendre le pouvoir et de lancer un programme de réformes impopulaires, dont la mise en application était assurée par sa police secrète violente, la Savak, qui prendra fin lors de la révolution de 1979.
Le shah, qui était déjà atteint d’un cancer en phase terminale, quitte l’Iran le 16 janvier 1979. Il fait le tour de nombreux pays, avant que le président Jimmy Carter ne lui permette de se faire opérer à New York, au mois d’octobre 1979. Washington rejette alors la demande de Téhéran qui voudrait que le shah retourne en Iran afin d’y être jugé pour ses crimes présumés et, le 4 novembre, des étudiants militants occupent l’ambassade américaine de Téhéran. Les cinquante-deux diplomates et employés présents à l’intérieur sont retenus en otage pendant quatre cent quarante-quatre jours.
Le shah Reza Pahlavi et Farah, son épouse, à Marrakech le 24 janvier 1979, quelques jours après avoir fui la révolution iranienne. (AFP)
Avec cette prise d’otages, les États-Unis ont désormais leurs propres raisons d’en vouloir à l’Iran. Cette rancune s’est ancrée dans la psyché américaine au mois d’avril 1980, après l’échec humiliant de la tentative de l’armée américaine pour sauver les otages. L’opération Eagle Claw a tourné au désastre lorsqu’un hélicoptère s’est écrasé sur un avion de transport, dans un poste de transit situé dans le désert iranien, détruisant les deux machines en formant une boule de feu qui a fait huit morts parmi les soldats américains.
Après le refus de Washington de renvoyer le shah pour qu'il soit jugé en Iran, des étudiants militants ont occupé l'ambassade américaine à Téhéran en novembre 1979, retenant en otage 52 diplomates et employés américains pendant 444 jours. (Getty Images)
Dans son évaluation des intentions postrévolutionnaires de l’Iran, publiée un mois avant la débâcle de l’opération Eagle Claw, la CIA conclut que l’Irak, à majorité chiite et dirigé par des sunnites, est pour Téhéran «la cible la plus prometteuse pour la subversion dans le monde arabe». Mais le 22 septembre de cette année-là, tous les projets que l’Iran aurait pu nourrir pour exporter sa révolution sont suspendus lorsque Saddam Hussein lance une attaque surprise contre l’Irak, déclenchant une guerre qui durera près de huit ans, fera plus d’un million de victimes et se terminera dans une impasse.
L’intention déclarée de Saddam était de déstabiliser le nouvel État islamique, de peur que la révolution ne se propage à la population irakienne à majorité chiite et au-delà. Toutefois, cette invasion a produit l’effet inverse, unissant les factions postrévolutionnaires de l’Iran et ralliant les islamistes et les révolutionnaires pour défendre leur patrie.
Parmi les personnalités qui ont émergé, nous retrouvons Mostafa Chamran, vice-Premier ministre et ministre de la Défense du gouvernement révolutionnaire. Durant les années qui ont précédé la révolution, Chamran avait étudié les techniques de la guerre asymétrique utilisées par le mouvement palestinien Fatah et il les a utilisées à bon escient, ce qui lui a permis non seulement de former une force de volontaires, mais aussi de les mener lui-même à l’action.
Le bruit s’est rapidement répandu que cette unité de guérilla menait un nouveau type de guerre, «associant zèle révolutionnaire et tactiques non conventionnelles», selon Nader Uskowi, chercheur principal au Centre Scowcroft pour la stratégie et la sécurité du Conseil de l’Atlantique et conseiller politique principal au Commandement central de l’armée américaine.
Cette unité était l’ancêtre de la force Al-Qods, comme le précise Uskowi dans son livre Temperature Rising: Iran’s Revolutionary Guards and Wars in the Middle East («La température monte: Gardiens de la révolution d’Iran et guerres dans le Moyen-Orient»), publié en 2019.
Chamran est tué au mois de juin 1981, lors de combats près de la ville frontalière assiégée de Susangerd, à l’ouest de l’Iran, «mais la technique de guerre qu’il avait déjà lancée deviendra la marque de la future force Al-Qods», écrit Uskowi.
Certains rapports suggèrent que, pendant la guerre, Soleimani menait déjà des opérations clandestines...
Elle sera également une expérience transformatrice pour le jeune chef de cette unité du CGRI de Kerman, qui «avait acquis une réputation pour sa bravoure» pendant la guerre connue en Iran sous le nom de «Défense sacrée».
Soleimani a passé la guerre Iran-Irak en tant que commandant de la 41e division Tharallah, qui a pris part à une série d’opérations majeures, aboutissant au siège sanglant de Bassorah. Cette tentative de s’emparer de la ville portuaire irakienne sur le Chatt al-Arab, qui a finalement été contrecarrée par les Iraniens, a fait rage aux mois de janvier et de février 1987 et, comme la guerre elle-même, elle s'est terminée dans une impasse, causant plus de 100 000 morts.
Certains rapports suggèrent que, pendant la guerre, Soleimani menait déjà des opérations clandestines, soutenant les groupes chiites et kurdes opposés à Saddam en Irak.
Dans un article publié sur son site officiel en octobre 2020, Khamenei salue la réaction des Iraniens venus de tous les horizons qui s’étaient rassemblés pour défendre la révolution en 1980 –, puis il en mentionne un en particulier… «Généralement, dans de tels mouvements collectifs, des talents exceptionnels émergent. Tel ou tel jeune homme issu d’un village de telle ou telle région du pays – par exemple, un village de Kerman – ira en ville et rejoindra les forces», écrit-il.
Ce jeune homme, ajoute-t-il, était devenu «une ressource humaine créée durant la guerre […], moulée et façonnée […] pendant l’ère de la Défense sacrée», et avait poursuivi une «brillante» carrière «dans le domaine de la diplomatie et des affaires internationales, entre autres».
Ce jeune homme était Qassem Soleimani. Il excellera aussi dans un autre domaine: causer la mort et la destruction à une échelle apocalyptique.
Maître du chaos
En 1988, la 41e division Tharallah retourne à Kerman. Là-bas, depuis son siège, Soleimani a passé une grande partie des dix années suivantes à combattre les cartels qui trafiquaient de la drogue en Iran à travers ses frontières poreuses avec l’Afghanistan, son voisin chaotique ravagé par la guerre, et via la province iranienne turbulente de Sistan-et-Baloutchistan, à majorité sunnite, qui se situe à la frontière avec le Pakistan.
Ali Alfoneh, chercheur à l’Institut de l'entreprise américaine pour la recherche sur les politiques publiques, écrit en 2011 que «la campagne de Soleimani a fait de nombreuses victimes, mais s’est finalement révélée être une réussite». Un site d’information iranien cité par Alfoneh a rapporté que «le peuple de Kerman […] considère toujours qu’il se sentait plus en sécurité à l’époque où Qassem Soleimani était présent dans les régions est et sud-est du pays».
Le démantèlement des cartels par Soleimani a attiré l’attention du général de division Yahya Rahim Safavi, officier haut gradé du CGRI, nommé chef des gardiens de la révolution par Khamenei en septembre 1997. Peu de temps après, au plus tard au début de l’année 1998, Safavi nomme Soleimani nouveau chef de la force Al-Qods, qui rend directement compte à Khamenei.
En observant les nombreuses photos de Soleimani et du Guide suprême ensemble, publiées par l’Iran au fil des ans, on comprend clairement que Khamenei et l’homme qu’il a qualifié de «martyr vivant» dans un discours du mois de mai 2005 étaient proches.
Souvent photographiés ensemble au fil des ans, Soleimani et l'ayatollah Khameini étaient clairement proche. (Bureau du chef suprême iranien / Zuma / Alamy Fil Live News)
Nouvellement en charge de la force Al-Qods, la priorité de Soleimani est l’Afghanistan, où les ennemis idéologiques de l’Iran, les Talibans, ont pris le pouvoir un an plus tôt. Au mois d’août 1998, ils exécutent onze diplomates et un journaliste iraniens, après s’être emparés de la ville de Mazar-e Charif, au nord du pays. Lors d’une démonstration de force, au mois de novembre de la même année, l’armée iranienne masse plus de 200 000 soldats à la frontière afghane, dans la province de Sistan-et-Baloutchistan. Selon le commandant en chef de l’armée, le brigadier général Ali Shahbazi, l’Iran était «prêt à empêcher tout complot des ennemis de l’Iran».
Le CGRI était également prêt et il a envoyé 70 000 gardiens de la révolution dans cette région. Cependant, dans sa première grande campagne en tant que chef de la force Al-Qods du CGRI, Soleimani s’est employé à développer ce qui deviendra son modus operandi, menant des opérations secrètes afin de soutenir les groupes alliés en territoire ennemi.
Par nécessité, ses mouvements étaient tenus secrets à l’époque, mais un fait divers publié dans Teheran Times en 1998 révèle que Soleimani travaillait en coulisses pour soutenir le Front uni islamique et national pour le salut de l’Afghanistan, plus connu sous le nom d’«Alliance du Nord», né en 1996 pour résister aux Talibans, et qui était essentiellement composé de Tadjiks.
Le 23 janvier 1999, le journal rapporte qu’une «délégation de l’armée iranienne» se trouve à Douchanbé, la capitale du Tadjikistan, afin de «discuter des questions de défense avec les hauts responsables Tadjiks» et de «la mise en œuvre d’un accord de défense conclu entre les deux pays». Le court article ajoute que la délégation de l’armée iranienne est dirigée par le brigadier général Qassem Soleimani. Il ne faisait évidemment pas partie de l’armée, mais la force Al-Qods ne sera reconnue en Iran qu’au moment du déclenchement de la guerre en Syrie, en 2011.
Soleimani s’était lancé dans une carrière qui lui permettra d’orchestrer et d’étendre tout seul l’hégémonie de l’Iran en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen. Par ailleurs, il a ouvert un couloir terrestre dont l’itinéraire et le but faisaient écho aux réalisations du roi de Perse Darius Ier, chef du puissant Empire achéménide entre 522 et 486 avant J.-C.
Ce couloir «suit de près l’itinéraire d’un ancien pont terrestre, la Voie royale, qui a été construit par Darius le Grand», écrit Nader Uskowi, chercheur principal au Centre Scowcroft pour la stratégie et la sécurité du Conseil de l’Atlantique et expert sur la stratégie militaire iranienne, dans son livre Temperature Rising: Iran’s Revolutionary Guards and Wars in the Middle East.
Darius, poursuit-il, «a construit cette route pour faciliter la logistique et la communication dans son large empire… Vingt-six siècles plus tard, la force Al-Qods et son commandant, le général Qassem Soleimani, ont construit une voie de communication qui suit en grande partie cette ancienne route et qui connecte les forces dirigées par l’Iran situées sur le front ouest vers leur base de ravitaillement en Iran. Par conséquent, la force Al-Qods «peut désormais transporter des militaires et du matériel par voie terrestre de l’Iran vers la Syrie, le Liban et les fronts israéliens du Nord».
L’ancien ambassadeur britannique en Arabie saoudite et en Irak, Sir John Jenkins, est conscient des répercussions historiques de ces réalisations. «Il n’y a pas eu de présence iranienne en Méditerranée depuis l’Empire achéménide», explique-t-il.
Le but, selon lui, n’est pas uniquement de soutenir la Syrie, le seul État ami de l’Iran dans la région, mais aussi de «lui donner une profondeur stratégique et d'accorder un répit à son économie». C’est ce que l’Iran tente de réaliser en Irak, comme il l’a déjà fait au Liban, indique-t-il: «utiliser l’Irak comme l’un de ses poumons économiques externes en créant une économie parallèle».
L’Iran a été désigné en 1993 par les États-Unis comme un État soutenant le terrorisme en raison de l’aide qu’il accorde à des organisations comme le Hezbollah libanais, le Hamas et le Djihad islamique palestinien. Le département d’État américain a ensuite commencé à décrire l’Iran, dans son rapport annuel sur le terrorisme mondial, comme l’État terroriste «le plus actif» du monde.
Des combattants du Hezbollah défilent à Beyrouth le 31 mai 2019 pour marquer la Journée internationale d'Al-Qods (Jérusalem), fondée par l'ayatollah Khomeiny. L'Iran a dépensé des millions de dollars pour former, armer et financer le Hezbollah. (AFP)
Cependant, non sans ironie, ce sont les conséquences chaotiques de l’invasion de l’Irak par les États-Unis qui ont donné à Soleimani la possibilité d’ouvrir son pont terrestre de l’Iran à la région dans son ensemble, ce qui l’a aidé à développer son réseau de forces en Irak, en Syrie et au Liban.
On ignore quand Soleimani s’est fait remarquer par les Américains, mais ce fut sûrement durant les années turbulentes qui ont suivi la guerre en Irak en 2003.
Téhéran, qui a toujours maintenu des relations étroites avec la communauté chiite d’Irak, a considéré cette invasion comme une occasion de transformer l’Irak en un satellite de l’Iran. Lorsque le régime de Saddam Hussein entraa chuté, «les officiers haut gradés de la force Al-Qods ont traversé la frontière poreuse pour entrer dans un Irak chaotique, emportant avec eux un important contingent d’exilés irakiens qui avaient combattu aux côtés du CGRI contre l’armée de leur propre pays pendant la guerre Iran-Irak des années 1980».
Les Irakiens nouvellement arrivés ont rapidement commencé à préparer les jeunes chiites et, «peu de temps après, la force Al-Qods et ses milices chiites alliées ont mené une guerre sanglante contre les États-Unis dans le but de faire sortir leurs troupes d’Irak». Leur objectif était «d’établir un gouvernement dirigé par des chiites, basé sur l’expérience iranienne – une république islamique d’Irak, en quelque sorte».
Au lendemain de la guerre, l’Iran a entraîné plusieurs milices, qui sont désormais les principaux acteurs des Forces de mobilisation populaire (PMF), groupe de coordination des milices, fondé en 2014 par le gouvernement irakien. Parmi les milices soutenues par l’Iran, nous retrouvons les Brigades du Hezbollah (Kataeb Hezbollah), dont le chef Abou Mahdi al-Mouhandis est mort aux côtés de Soleimani, au mois de janvier 2020.
Parmi les autres groupes en Irak soutenus par la force Al-Qods figurent le Mouvement des nobles (Harakat al-Nujaba), l’Organisation Badr, la Ligue des vertueux (Asaib Ahl al-Haq) et les Brigades de l’imam Ali (Kataeb Imam Ali).
Au mois d’avril 2019, le Pentagone publie des chiffres qui révèlent que, cours des huit années de l’opération Liberté irakienne, les milices soutenues par la force Al-Qods ont été responsables de la mort d’au moins 603 militaires américains – 17% de tous les décès américains entre 2003 et 2011 –, «en plus des milliers d’Irakiens tués par les groupes alliés du CGRI».
Selon les estimations d’Uskowi, au moment où les États-Unis se sont retirés, en 2011, «les milices chiites irakiennes dirigées par la force Al-Qods étaient alors fortes de dizaines de milliers de combattants. De plus, l’insurrection les avait bien entraînés, remarquablement armés et formés au combat. Le gouvernement de Bagdad était dirigé par des chiites et le Premier ministre était particulièrement proche de Téhéran. L’Irak était effectivement devenu un État satellite de l’Iran.
Durant plusieurs années, les rapports des services de renseignement américains ont attribué la responsabilité des activités terroristes de l’Iran au CGRI en général. Toutefois, en 2007, le profil personnel de Soleimani a été remarqué alors qu’il faisait partie, avec la force Al-Qods, des nombreux individus et organisations signalés par le Trésor américain dans le cadre de mesures «pour contrer la tentative de l’Iran de se doter de moyens nucléaires et contrer le soutien au terrorisme en exposant les banques, les entreprises et les individus iraniens qui ont été impliqués dans ces activités dangereuses, et en les coupant du système financier américain».
Dans son rapport de 2009, le Bureau américain du coordinateur de lutte contre le terrorisme reconnaît que la force Al-Qods «est le mécanisme principal du régime pour cultiver et soutenir les terroristes à l’étranger».
Ce rapport, publié au mois d’août 2010, met en avant l’étendue des activités de la force Al-Qods en 2009: procurer des armes, former le Hamas et lui donner des fonds ainsi qu’à d’autres groupes terroristes palestiniens, réarmer et fournir des centaines de millions de dollars pour soutenir le Hezbollah au Liban et former des milliers de ses combattants dans des camps en Iran, former les Talibans en Afghanistan aux tactiques des petites unités, aux armes légères, aux explosifs et aux armes lourdes, y compris les mortiers, l’artillerie et les roquettes.
En Irak, «la force Al-Qods a continué de fournir aux militants irakiens des roquettes perfectionnées, des fusils de précision, des armes automatiques et des mortiers de fabrication iranienne qui ont tué des forces irakiennes et de la coalition, ainsi que des civils». Elle est directement responsable de «la létalité accrue de certaines attaques contre les forces américaines, car elle a permis aux militants d’assembler des explosifs conçus pour vaincre les véhicules blindés».
De concert avec le Hezbollah libanais, la force Al-Qods avait «dispensé une formation en dehors de l’Irak et envoyé des conseillers en Irak pour les militants chiites dans la construction et l’utilisation de la technologie sophistiquée des engins explosifs improvisés et d’autres armes avancées».
Soleimani était certes le moteur de tout ce chaos, mais ses capacités semblent avoir gagné un certain respect de la part de ses ennemis.
Son ancien ennemi le général McChrystal a par la suite salué «l’intelligence et le courage discrets de Soleimani… son génie, son efficacité et son engagement envers son pays». Amis et ennemis conviennent que «la main sûre de l’humble dirigeant a aidé à guider la politique étrangère iranienne pendant des décennies – et on ne peut nier ses succès sur le champ de bataille», écrit McChrystal pendant l’hiver 2019.
Il conclut que Soleimani «est sans doute l’acteur le plus puissant et le moins contraint du Moyen-Orient aujourd’hui. Les responsables américains de la défense ont rapporté que Soleimani menait à lui seul la guerre civile syrienne (via les groupes alliés locaux de l’Iran)».
Pour Soleimani, l’année 2011 avait assez bien commencé. Le 24 janvier, Khamenei a promu son vieil ami au rang de général de division, le plus haut rang occupé au CGRI depuis la fin de la guerre Iran-Irak.
Sa notoriété a grandi. Au mois d’octobre de la même année, le nom de Soleimani a été mentionné dans des dépêches américaines, alors qu’il était l’un des quatre membres du CGRI désignés par le département du Trésor pour leur lien avec un complot à la bombe avorté, visant à assassiner Adel al-Jubeir, alors ambassadeur d’Arabie saoudite aux États-Unis.
Mais 2011 a également marqué le début du Printemps arabe, qui a apporté des problèmes – et des opportunités – à Soleimani. Alors que le mouvement se propageait, écrit Alfoneh, «la force Al-Qods s’est soudainement retrouvée à défendre des gouvernements amis à Damas et à Bagdad contre une opposition sunnite croissante et de plus en plus militante».
La défense du régime d’Assad a presque coûté la vie à Soleimani. Au mois de novembre 2015, on rapporte qu’il a été blessé par des éclats d’obus lors d’un combat près d’Alep, mais l’agence d’information iranienne Tasnim l’a nié. Dans un entretien «exclusif», le commandant de la force Al-Qods, «en réponse aux rumeurs circulant autour de sa mort, a répondu en riant: “Le martyre est ce que je cherche dans les montagnes et les vallées, mais je ne l’ai pas encore trouvé.”»
En 2011, une opportunité s’est présentée à Soleimani au Yémen, où il s’est trouvé en mesure d’exploiter la révolution chiite houthie, qui entraînerait la formation d’une coalition d’États arabes en 2015, dirigée par l’Arabie saoudite.
Les Houthis ont toujours soutenu la révolution islamique et l’Iran a toujours soutenu, formé et armé les Houthis en retour. Lorsque la coalition est intervenue pour empêcher l’expansion d’un autre groupe allié soutenu par l’Iran aux portes de l’Arabie saoudite, elle a fait face à des combattants bien formés, bien armés et idéologiquement motivés.
Des preuves concrètes ont été trouvées au mois de janvier 2013, lorsque les garde-côtes yéménites ont intercepté le Jihan, un navire qui transportait une vaste cache d'armes de fabrication iranienne et de matériel connexe. Parmi les treize personnes arrêtées, il y avait deux membres du Hezbollah et trois agents du CGRI. Ils furent tous relâchés lorsque les Houthis ont repris Saana, au mois de septembre 2014.
Les Forces de mobilisation populaire irakiennes chantent avant de se lancer dans l'offensive pour libérer Mossoul de Daech, le 31 octobre 2016 à Tal al-Zaqaa, en Irak. (Getty Images)
Les expéditions d'armes de l'Iran au Yémen semblent se poursuivre depuis, malgré la vigilance maritime accrue de la coalition saoudienne et de ses alliés.
Au mois d’août 2018, dans le golfe d'Aden, le destroyer lance-missiles américain USS Jason Dunham intercepte un boutre qui transporte un lot de plus de 2 500 fusils d'assaut AK-47 à destination des Houthis. C’est la cinquième fois que des cargaisons d'armes sont interceptées dans la région par des navires de guerre de la coalition depuis 2015 et, dans chaque cas, les armes venaient d'Iran.
En août 2018, le destroyer lance-missiles USS Jason Dunham intercepte un esquif en route vers le Yémen qui transportait une cargaison d'armes illicites en provenance d'Iran. (Alamy)
Cependant, à la suite des soulèvements du Printemps arabe en Syrie, Soleimani a offert au régime menacé du président Bachar al-Assad bien davantage que de la simple artillerie. La force Al-Qods, écrit Uskowi, a déployé sur les champs de bataille syriens des «dizaines de milliers» de combattants venus du Liban, d'Irak, d'Afghanistan et du Pakistan et «la chute d'Alep qui, en 2016, a principalement mis aux prises les militants dirigés par la force Al-Qods et l'opposition sunnite, a marqué le début de la victoire finale du régime».
Des marins américains à bord de l'USS Jason Dunham font l'inventaire d'un grand stock de fusils automatiques AK-47 interceptés dans un cargo qui faisait route vers le Yémen en août 2018. (Alamy)
En conséquence, selon Uskowi, «près de huit ans après les soulèvements de 2011, le régime d'Assad est de plus en plus dépendant de l'Iran».
En 2012, la guerre civile était devenue plus complexe encore lorsque la ramification d'Al-Qaïda, issue de l'État islamique en Irak, a franchi la frontière et, profitant du chaos, s'est emparée de territoires à travers la Syrie et l'Irak et s'est rebaptisée «État islamique en Irak et au Levant» (Daech).
En raison d’une bizarrerie de la politique complexe de l’Iran, Soleimani se retrouve maintenant, avec sa force Al-Qods, à combattre le même ennemi que les Américains. Au mois de juin 2014, Daech a capturé Mossoul et s’est étendu vers le Sud. En juin, l’organisation terroriste avait pris Jalula, à seulement trente kilomètres de la frontière iranienne.
La force Al-Qods «a mobilisé toutes ses forces pour défendre Bagdad», explique Uskowi. «Elle a renvoyé en Irak des milices chiites irakiennes qui combattaient en Syrie et a déployé des blindés et des éléments d'artillerie de l'armée régulière iranienne du côté irakien de la frontière pour stopper l'avancée de l'État islamique. Finalement, les milices chiites dirigées par la force Al-Qods, ainsi que les forces de sécurité irakiennes et kurdes et les forces de la coalition dirigée par les États-Unis ont fait reculer l'État islamique et ont repris les territoires perdus.»
Mais ce serait, déclare Phillip Smyth, chercheur senior à l'Institut de Washington, une erreur de voir en Soleimani un allié dans la lutte contre Daech. «Nombre des plus grandes victoires remportées par les milices de Soleimani ont consisté à utiliser le soutien américain aux unités officielles du gouvernement irakien et de dominer le territoire nouvellement gagné après sa reprise», précise-t-il. «Après avoir trouvé une place dans ces zones, ils ont dominé et promu leur antiaméricanisme et leurs propres politiques.»
Pourtant, en 2017, la réputation de Soleimani, soigneusement entretenue grâce à ses séances de photos et ses apparitions sur les champs de bataille, lui a valu une place parmi les cent personnes les plus influentes au monde dans la liste du magazine Time, avec une appréciation rédigée par l'ancien analyste de la CIA Kenneth Pollack.
Ce dernier écrit notamment: «Pour les chiites du Moyen-Orient, il est James Bond, Erwin Rommel et Lady Gaga réunis. Pour l’Occident, il est… considéré comme responsable d’exporter la révolution islamique iranienne, de soutenir les terroristes, de renverser les gouvernements pro-occidentaux et de mener les guerres iraniennes à l’étranger.»
Pour l’Occident, il est… considéré comme responsable d’exporter la révolution islamique iranienne, de soutenir les terroristes, de renverser les gouvernements pro-occidentaux et de mener les guerres iraniennes à l’étranger.
Lorsque le régime d'Assad a été vaincu en 2012, «c'est Soleimani qui a amené des miliciens chiites du Liban, d'Irak et d'Afghanistan en Syrie, puis les Russes en 2015. Lorsque Daech a envahi le nord de l'Irak, c'est Soleimani qui a armé les milices chiites et qui a organisé la défense de Bagdad, où ses mandataires avaient tendu une embuscade aux troupes américaines.» Pollack ajoute que Soleimani était «également un maître de la propagande, faisant des selfies sur les champs de bataille de la région afin de convaincre tout le monde qu'il était le maître de l'échiquier du Moyen-Orient.»
Pour Soleimani, la victoire sur Daech était moins un choc des idéologies qu’une question de maintien de son précieux pont terrestre logistique, de l'Irak à la Méditerranée.
En Irak en particulier, l’influence de Soleimani ne s’est pas limitée au fait d’apporter un soutien par procuration aux milices en leur fournissant des entraînements, des armes et un leadership. Un câble secret envoyé à Washington par l'ambassade des États-Unis à Bagdad, en novembre 2009 – qui a ensuite été rendu public –, a montré à quel point l'Iran était «un acteur dominant dans la politique électorale irakienne, utilisant ses liens étroits avec les chiites, les Kurdes et certaines personnalités sunnites pour façonner le paysage politique en faveur d'une victoire chiite unie aux élections de janvier».
Soleimani, affirme Kenneth Pollack, a été «l’homme de pointe qui dirigeait la formulation et la mise en œuvre de la politique iranienne du gouvernement iranien en Irak, jouissant d’une autorité qui le plaçait juste derrière le guide suprême Khamenei» depuis «au moins 2003».
Par l'intermédiaire de ses officiers de la force Al-Qods et de ses mandataires irakiens en Irak, Soleimani a déployé «toute la gamme d'outils diplomatiques, sécuritaires, de renseignement et économiques afin d’influencer les alliés et les détracteurs irakiens pour façonner un régime davantage pro-iranien à Bagdad et dans les provinces».
De plus en plus, Soleimani a aménagé un chemin qui a alterné entre le leadership de la guérilla «pure» qui avait projeté son ombre sur toute une région et un rôle de diplomate vers lequel les ennemis et les alliés se sont tournés afin de comprendre les objectifs de l’Iran.
Au mois de juillet 2015, c'est Soleimani qui s'est envolé pour Moscou, apparemment à la demande de Vladimir Poutine, pour sceller une alliance entre Khamenei et Poutine et préparer le terrain militaire de l'intervention de la Russie en Syrie.
L'agence de presse iranienne Fars rapporte qu'à la suite d'une réunion inédite entre Khamenei et Poutine à Téhéran, au mois de novembre de la même année, Soleimani était de nouveau en Russie le mois suivant, où «il a rencontré le président Poutine et de hauts responsables de l'armée et de la sécurité russes, à l’occasion d’une visite de trois jours [pendant laquelle] ils ont discuté des derniers développements en Syrie, en Irak, au Yémen et au Liban».
Au printemps 2019, Soleimani, fils d'un fermier pauvre, qui avait fait du bien en faisant tant de mal, se sentait peut-être intouchable. Extrêmement confiant, indéniablement puissant et vénéré chez lui et parmi les nombreux groupes militants de la région qui ont bénéficié de ses largesses meurtrières, il faisait de moins en moins profil bas – attitude cruciale pour mener ses opérations –, mais apparaissait fréquemment sur les photographies officielles publiées par un régime désireux d'exploiter l’aura de son acteur star.
Le 10 mars 2019, Soleimani a reçu la récompense ultime de son ami et mentor, l'ayatollah Khamenei, lorsqu'il est devenu le premier récipiendaire depuis la révolution de la médaille la plus prestigieuse d'Iran, l'ordre de Zulfakar.
L'ayatollah Ali Khamenei décerne à Qassem Soleimani le rare Ordre de Zulfikar le 10 mars 2019. (AFP / khamenei.ir)
Soleimani est le premier à avoir reçu l'Ordre de Zulfikar, la plus haute distinction militaire iranienne depuis la révolution iranienne en 1979. (khamenei.ir)
Soleimani, a déclaré l'ayatollah, a «maintes et maintes fois exposé sa vie à l'invasion de l'ennemi et il l'a fait à la manière de Dieu, pour Dieu et uniquement pour Allah. J'espère qu'Allah l'exalté le récompensera et le bénira, qu'il l'aidera à vivre une vie heureuse, et qu'il fera sa fin marquée par le martyre». Khamenei a ajouté: «Bien sûr, pas si tôt. La République islamique aura besoin de ses services pendant de nombreuses années.»
Pourtant, par ses propres actions, de plus en plus audacieuses, en Syrie et en Irak, au Yémen et dans les eaux du Golfe, Soleimani a veillé à ce que son voyage vers le martyre se mesure non pas en années mais en mois.
Dissuader «les actions de déstabilisation et d’escalade du régime iranien» est la priorité du Commandement central de l’armée américaine (Centcom). Un cahier des charges énonçant ses priorités, mis à jour depuis la mort de Soleimani, offre un résumé de la course du commandant de la force Al-Qods vers le martyre.
«Depuis le mois de mai 2019, des groupes soutenus par l'Iran en Irak ont attaqué les intérêts américains des dizaines de fois, et ils ont effectué des dizaines de vols de reconnaissance de systèmes aériens sans pilote (UAS) près des bases américaines et des forces de sécurité irakiennes (ISF)», peut-on lire.
«Le régime iranien a attaqué des navires étrangers dans le Golfe ou s’en est emparé, a facilité les attaques des forces houthies du Yémen vers l'Arabie saoudite, a continué d'exporter une aide meurtrière vers des groupes déstabilisateurs dans toute la région, y compris ceux qui visent à attaquer Israël, a soutenu le conflit brutal du régime d'Assad contre son propre peuple et a mené une attaque sans précédent de missiles de croisière et d'UAS au mois de septembre contre des installations pétrolifères saoudiennes qui ont déstabilisé les marchés internationaux de l'énergie.»
En d'autres termes: assez, c'était assez.
La tête du serpent
Dans l'obscurité d'une nuit du mois de janvier 2007, un convoi a traversé la frontière poreuse entre l'Iran et le nord de l'Irak, à destination de la ville kurde d'Erbil.
Le général McChrystal, chef du Joint Special Operations Command secret de l’armée américaine (JSOC), une unité de chasseurs-tueurs dont l’activité est la capture ou l’extermination de cibles de grande importance, a suivi la progression du convoi via un flux de surveillance.
Le convoi avait attiré l’attention du JSOC parce que les renseignements avaient signalé l’un de ses passagers, Qassem Soleimani, le chef de la force d’élite iranienne Al-Qods, une organisation décrite plus tard par McChrystal comme «une combinaison de la CIA et du JSOC aux États-Unis».
Pendant un certain temps, cette nuit-là, Soleimani fut dans le viseur de l'armée américaine, et sa vie était en jeu.
«Il y avait de bonnes raisons d'éliminer Soleimani», écrit McChrystal dans un portrait pour Foreign Policy datant de 2019, publié quelques semaines seulement avant l'assassinat de l'homme qu'il décrit comme un «marionnettiste fatal».
Il ajoute qu’«à l’époque, les bombes routières de fabrication iranienne construites et déployées sous son commandement coûtaient la vie aux troupes américaines à travers l'Irak».
Il ne fait aucun doute que la force Al-Qods et son chef furent à l'origine d'une grande partie du chaos et que le voyage de Soleimani à Erbil au mois de janvier 2007 présageait une nouvelle vague d'attaques mais, pour des raisons qui ne seront probablement jamais éclaircies, McChrystal n'a pas appuyé sur la gâchette cette nuit-là. Il «a décidé que nous devions surveiller la caravane, pas frapper immédiatement». Mais, au moment où le convoi atteignait Erbil, «Soleimani s'était échappé dans l'obscurité».
Qassem Soleimani – photographié lors d’une rencontre avec le président syrien Bachar al-Assad à Téhéran le 25 février 2019 et le président iranien Hassan Rohani – a évolué dans les plus hauts cercles diplomatiques. (AFP / Agence de presse arabe syrienne)
L’ombre de la mort a de nouveau plané sur Soleimani l'année suivante, selon un récit que fait, au mois de janvier 2020, un ancien officier des opérations secrètes de la CIA sur le terrain. Mike Baker, qui dirige maintenant une entreprise de sécurité et qui s’exprime régulièrement dans des émissions de télévision américaines, a quitté l’agence à la fin des années 1990, après quinze ans de service.
Prenant la parole à l’occasion de l'émission de Joe Rogan, deux semaines après l'assassinat de Soleimani, survenu au mois de janvier, Baker déclare que Soleimani et Imad Mughniyeh, le numéro deux du Hezbollah soutenu par l'Iran, avaient été pris pour cibles ensemble par Israël en 2008.
«Les Israéliens ont eu l’opportunité d’éliminer Mughniyeh et Soleimani, mais ils ont reculé, essentiellement parce que les États-Unis ne voulaient pas accepter le fait que nous allions éliminer Soleimani», déclare Baker. «À ce stade, c'était un pas de trop.»
Le sursis de Soleimani durerait douze ans, mais Mughniyeh n’avait, lui, que quelques jours à vivre. Il a été tué à Damas le 12 février 2008 lorsqu'une bombe placée dans sa voiture a explosé. Il venait de quitter une réception organisée par l'ambassadeur de Téhéran en Syrie pour célébrer le 29e anniversaire de la révolution iranienne.
À une autre occasion, au mois d’octobre 2019, Téhéran a affirmé avoir déjoué un complot élaboré par les «services secrets arabo-israéliens», qui avait pour objectif de tuer Soleimani en faisant exploser une énorme bombe placée dans un tunnel, sous une mosquée construite par son père à Kerman.
Mais le temps presse pour Soleimani.
Le 27 décembre 2019, un entrepreneur civil américain meurt et plusieurs autres personnes sont blessés par un tir de roquettes sur une base militaire irakienne de Kirkouk, une attaque menée par le groupe armé iranien Kataeb Hezbollah. Deux jours plus tard, le 29 décembre, des chasseurs américains F-15E Strike Eagle bombardent plusieurs bases du Kataeb Hezbollah en Irak et en Syrie, tuant vingt-cinq militants. Ces frappes aériennes déclenchent des manifestations à Bagdad où, le soir du Nouvel An, une grande foule, composée principalement de membres du Kataeb Hezbollah, tente de pénétrer par effraction dans l'ambassade américaine.
Cette nuit-là, dans un tweet, Trump accuse l'Iran d'avoir orchestré l'attaque et déclare que son gouvernement «serait tenu pleinement responsable». Plus tard, il poste un nouveau tweet, précisant que l'Iran «paierait un très GRAND PRIX». Trump prévient : «Ce n’est pas un avertissement, c’est une menace.»
Deux jours plus tard, le ministère de la Défense annonce que «sur instruction du président», Soleimani a été tué.
Divers récits existent sur les dernières heures de Soleimani, chacun différant légèrement par un ou plusieurs détails. Cependant, tous s'accordent à dire que son histoire s'est terminée sur une route menant à l'aéroport de Bagdad, dans une salve de missiles lancés par un drone américain MQ-9 Reaper, aux premières heures du vendredi 3 janvier.
Soleimani, accompagné de deux officiers du renseignement de haut rang du CGRI et de deux gardes du corps, s'était rendu de Damas en Irak à bord d'un vol régulier assuré par la compagnie syrienne Cham Wings, qui dessert un certain nombre de destinations à travers le Moyen-Orient comme Bagdad, Erbil, Koweït ou Téhéran.
Compagnie privée, Cham Wings n’en entretient pas moins des liens étroits avec le régime syrien et le CGRI. Arab News n'a pas été en mesure de contacter quiconque chez Cham Wings pour recueillir des commentaires.
Certains rapports suggèrent que les véhicules étaient blindés, mais qu'ils le soient ou non s’avérera sans importance.
En 2014, la compagnie aérienne a été désignée par l'Office of Foreign Assets Control du Trésor américain pour avoir «matériellement aidé, parrainé ou fourni un soutien financier, matériel ou technologique, des biens ou des services au gouvernement syrien et à Syrian Arab Airlines», qui avait elle-même été choisie auparavant «afin d’agir pour ou au nom de la force des Gardiens de la révolution islamique Al-Qods».
Dans un communiqué publié le 23 décembre 2016, le Trésor américain indique que la compagnie Cham Wings a également «coopéré avec des responsables du gouvernement syrien afin de transporter des militants en Syrie pour combattre au nom du régime syrien et qu’elle a aidé le renseignement militaire syrien (SMI), précédemment désigné, afin de déplacer des armes et des équipements pour le régime syrien.»
Soleimani, en d'autres termes, avait toutes les raisons de se sentir en toute sécurité à bord d'un avion de la compagnie Cham Wings.
Dans la nuit du 2 janvier, le vol 6Q501 de Damas à Bagdad aurait dû décoller à 19h30. L'horaire de Damas a été retardé d'environ trois heures en raison du mauvais temps, selon certains rapports ou, selon d'autres, parce que Soleimani est arrivé en retard à l'aéroport et que le vol 6Q501 ne pouvait aller nulle part sans lui.
Pour des raisons de sécurité, ni Soleimani ni ses quatre compagnons ne figuraient sur la liste des passagers. Lorsqu'ils ont finalement embarqué sur l'Airbus A320, ils se sont assis à l'avant de l'avion, prêts à débarquer avant les autres passagers, après un vol qui durerait un peu plus d'une heure.
Le 3 janvier, le vol 6Q501 a atterri à Bagdad vers 12h32.
Selon des responsables de l'aéroport international de Bagdad cités par Reuters dans un rapport datant du 9 janvier, le groupe de Soleimani «est sorti de l'avion par un escalier qui donnait directement vers le tarmac, en contournant la douane» et il s'est dirigé vers deux véhicules: deux SUV Toyota, selon certaines sources, ou un minibus Hyundai Starex et une berline Toyota Avalon, selon d'autres.
Certains rapports suggèrent que les véhicules étaient blindés, mais qu'ils le soient ou non s’avérera sans importance. Dans une certaine mesure, le blindage peut protéger les occupants d'un véhicule des bombes en bordure de route, mais est inutile contre le missile Hellfire à guidage laser de 45 kilos, qui atteint sa cible à plus de 1 500 km/h et transporte une ogive hautement explosive de 9 kilos conçue pour détruire les chars lourdement blindés.
Dans les véhicules, les Iraniens furent accueillis par Abou Mehdi al-Mouhandis, fondateur de Kataeb Hezbollah et chef adjoint des Forces de mobilisation populaire (PMF) irakiennes, et quatre autres membres du PMF, qui avaient rejoint l'aéroport grâce à un transporteur.
Soleimani sur une photo non datée avec le chef du Kataib Hezbollah Abu Mahdi al-Muhandis, décédé à ses côtés en janvier 2020. (khamenei.ir)
Les dix hommes n'avaient plus que quelques minutes à vivre.
De toute évidence, Soleimani et Al-Mouhandis sont montés dans l'un des deux véhicules, et les quatre hommes du CGRI dans l'autre. Le convoi est reparti par la porte de fret et sur une voie qui longe le mur d'enceinte de l'aéroport. Selon Reuters, deux missiles Hellfire ont frappé la voiture de Soleimani à cet endroit à 0h55; une seconde plus tard, un troisième missile a atteint le véhicule qui transportait son agent de sécurité.
Nous n’avons aucun doute sur les capacités de la technologie de surveillance américaine, ni sur celles de sa flotte de satellites espions, capables d’identifier et de photographier des objets de 10 cm de diamètre, sans parler de son armada de drones, équipés de capteurs thermiques et de caméras conventionnelles et infrarouges de grande puissance.
Mais, quels que soient les moyens aériens ou spatiaux qui se sont concentrés sur l'arrivée de Soleimani cette nuit-là, il est clair que la frappe n'aurait pas été envisagée sans des renseignement humains fiables présents sur le terrain, à Bagdad, à Damas et, très probablement, en Iran – même, peut-être, parmi les rangs du CGRI lui-même.
Selon des sources des services de sécurité irakiens, des employés de l'aéroport de Bagdad, des policiers et deux employés de la compagnie aérienne syrienne Cham Wings ont été interrogés par des journalistes du bureau de Reuters à Bagdad dans les heures et les jours qui ont suivi l'attaque. L’enquête, ouverte par les services de sécurité irakiens en quelques minutes, «s'est concentrée sur la façon dont des informateurs présumés à l'intérieur des aéroports de Damas et de Bagdad ont pu collaborer avec l'armée américaine afin d’aider à identifier la position de Soleimani».
L'équipe meurtrière américaine a dû disposer de plusieurs informateurs de ce type.
Avant toute chose, il était nécessaire qu’elle sache que Soleimani était en Syrie, renseignement peut-être pas trop difficile à obtenir pour n’importe quel agent de faible niveau en liaison avec le régime syrien ou le CGRI – cela reste à déterminer. Mais ces hommes ont également eu besoin d’être avertis pour savoir quand il serait là, s’il prévoyait de se rendre à Bagdad et quand.
L’emploi du temps de Soleimani a dû été un secret soigneusement gardé, connu seulement de quelques proches collaborateurs. Pourtant, sans en avoir connaissance, les Américains n’auraient pu mettre en place leurs agents à l’aéroport de Bagdad, ni s’assurer qu’ils étaient bien en place et prêts à agir. Il semble logique de conclure que quelqu'un de très proche du commandant de la force Al-Qods a dû le trahir.
Les restes en feu de la voiture dans laquelle Qassem Soleimani est mort après la frappe de missile par un drone américain à Bagdad le 3 janvier 2020. (Fox News)
Certains rapports suggèrent que le MQ-9 Reaper qui a mené l'attaque a été lancé depuis la base militaire Al-Udeid du Qatar et qu’il a été contrôlé à distance par un équipage de deux personnes de la base Creech Air Force au Nevada. En fait, avec une portée de seulement 1 850 kilomètres, le drone – ou jusqu'à trois drones, selon certains rapports – doit provenir d'une base plus proche de Bagdad. Le trajet aller-retour entre la capitale irakienne et Al-Udeid compte plus de 2 000 kilomètres.
Le lieu le plus vraisemblable est la base d'Al-Asad, située dans l'ouest de l'Irak, qui est utilisée par les Américains et ne se trouve qu'à environ 180 kilomètres de Bagdad. Avec une vitesse de croisière d'environ 370 km/h, le Reaper a pu atteindre l'aéroport de Bagdad en une demi-heure environ et n'a donc pas dû être lancé avant que l'équipe de frappe reçoive la confirmation que l'avion de Soleimani avait quitté Damas pour son vol d'une heure à destination de Bagdad.
Néanmoins, les Américains ont dû être informés à l'avance des projets de voyage de Soleimani et ils ne se sont pas contentés de réagir aux informations constatées le jour même – encore une fois, cela suggère qu'une personne très proche de Soleimani, plutôt qu'un simple informateur à l'aéroport de Damas, pourrait l'avoir trahi.
La confirmation que Soleimani avait embarqué sur le vol pouvait provenir soit d'un agent situé à l'aéroport de Damas, capable de l'identifier à vue – et de se rapprocher suffisamment pour le faire –, soit d'un membre de l'équipage de Cham Wings. Savoir que l’avion avait effectivement décollé et connaître l’heure du décollage étaient autant d’informations indispensables à la réussite de l’opération.
Si l’équipe meurtrière s’était basée sur les informations initiales, selon lesquelles l’avion de Soleimani devait atterrir à Bagdad vers 21h30 (heure locale) – alors qu’il n’a atterri que trois heures plus tard –, le drone aurait circulé dans les airs pendant sept heures.
Étant donné son autonomie d'environ quatorze heures et en considérant qu’il lui faut une heure pour faire le voyage retour au Qatar, au moment de l'attaque, le drone aurait eu un peu plus de trois heures de temps opérationnel. C'était suffisant mais, comme l'a rapporté le New York Times le 11 janvier, «l'avion était en retard et l'équipe meurtrière était inquiète... Les heures s'écoulaient et certaines personnes impliquées dans l'opération se sont demandé si elle devait être annulée».
Mais elle n’a pas été annulée.
Dans un communiqué publié quelques heures à peine après l'attaque, le département américain de la Défense a déclaré: «Sous la direction du président, l'armée américaine a pris des mesures défensives décisives pour protéger le personnel américain à l'étranger en tuant Qassem Soleimani, le chef des Gardiens de la révolution islamique de la force Al-Qods, une organisation terroriste étrangère désignée comme telle par les États-Unis.»
Soleimani, ajoute le communiqué, avait «activement élaboré des plans pour attaquer les diplomates et les militaires américains en Irak et dans toute la région». En outre, «le général Soleimani et sa force Al-Qods ont été responsables de la mort de centaines de militaires américains et de la coalition, et responsables d’en avoir blessé des milliers d'autres.»
«Il avait organisé des attaques contre des bases de la coalition en Irak au cours des derniers mois – notamment l’attaque du 27 décembre –, qui ont entraîné des morts et des blessés supplémentaires parmi les personnels américain et irakien. Le général Soleimani a également approuvé les attaques contre l'ambassade américaine à Bagdad qui ont eu lieu cette semaine.»
Divers rapports décrivent comment les services de sécurité irakiens, furieux que les Américains aient mené l’attaque sans consulter ni même avertir Bagdad, sont rapidement passés à l’action, fermant l’aéroport et rassemblant les collaborateurs potentiels qui avaient travaillé au sein de l’équipe de nuit. Les agents de sécurité de l'aéroport, le personnel au sol et d'autres employés ont été interrogés pendant des heures, et leurs téléphones saisis et examinés.
Un responsable de la sécurité, anonyme, a précisé à Reuters que «les constats initiaux de l'équipe d'enquêteurs de Bagdad indiquaient que le premier indice sur Soleimani provenait de l'aéroport de Damas, et que le travail de la cellule de l'aéroport de Bagdad était de confirmer l'arrivée de la cible et de fournir les détails sur son convoi. «Les suspects comprenaient deux agents de sécurité à l'aéroport de Bagdad et deux employés de Cham Wings, qui seraient «un espion à l'aéroport de Damas et un autre travaillant à bord de l'avion.»
Des enquêtes similaires auraient été menées à Damas par les services de renseignement syriens.
Le contre-espionnage iranien, a écrit Robert Czulda, ancien professeur à l'Université islamique Azad en Iran, dans une analyse pour le Conseil de l'Atlantique le 3 janvier, devait maintenant trouver une réponse à la question: «Qui a trahi Soleimani? Un de ses collaborateurs? Ou peut-être quelqu'un du Hezbollah? Ou peut-être – et cela ne peut pas être exclu – les Irakiens ont-ils aidé les Américains à se débarrasser du général iranien, qui avait dirigé, longtemps, leur propre pays?
Et dans les eaux troubles de la politique intérieure de l'Iran, était-il possible que certains à Téhéran aient fini par craindre que Soleimani n'aille trop loin en provoquant les Américains, sous l'imprévisible président Trump, et que, à cause de ses opérations, l'Iran ne glisse inexorablement vers une guerre ouverte qu'il ne pouvait espérer gagner?
Il semble hautement improbable que quiconque en relation avec Cham Wings, ou même avec le personnel des aéroports de Damas ou de Bagdad, ait pris le risque énorme de trahir Soleimani en faveur des Américains. Avec seulement une poignée de suspects potentiels, il n'aurait pas fallu longtemps au CGRI, au gouvernement syrien ou aux milices pro-iraniennes en Irak pour identifier les coupables et se venger.
À ce jour, cependant, aucun rapport d’arrestations – ou d’assassinats – lié à la mort de Soleimani, n’a été signalé en Irak ou en Syrie, ce qui, étant donné la pénétration du CGRI dans les deux pays, semble extraordinaire.
Sans surprise, à l'ère des médias sociaux, les théoriciens du complot n'ont pas tardé à suggérer que Soleimani n'aurait peut-être pas été tué dans l'attaque. Un missile Hellfire explosant directement peut déchirer un corps humain en morceaux, laissant très peu de parties identifiables. Cependant, des photographies des effets de l’explosion ont rapidement circulé, dont une montrant un bras sectionné, avec une grande bague en argent rehaussée d’une pierre rouge, visible sur le troisième doigt de la main.
Ce fait, largement rapporté, a permis d’identifier le cadavre comme étant celui de Soleimani, alors que l’affirmation était problématique.
Des photos de Soleimani au fil des ans le montrent portant des bagues similaires, mais non identiques. Al-Muhandis, qui voyageait avec Soleimani lorsque leur véhicule a été frappé, avait été photographié portant une bague similaire. Ces bagues aqeeq, ou à agate, ont une signification religieuse pour certains musulmans chiites, en partie due à la croyance que le prophète Mahomet portait une aqeeq de cornaline. On pense également qu'elles protègent ceux qui les portent contre le danger.
Dans une émission «exclusive» le 11 janvier, Fox News affirmait que les forces spéciales américaines avaient suivi le convoi de Soleimani alors qu'il quittait l'aéroport et «étaient sur les lieux une minute ou deux» après les frappes de missiles, où elles ont «effectué une prétendue “évaluation des dommages causés par les bombes’’, prenant des photos de la scène et confirmant que le drone avait pris pour cible la bonne voiture – et que Soleimani n’était plus.»
Fox a déclaré avoir obtenu un certain nombre de photographies «d'un membre du gouvernement américain», dont certaines «que Fox News ne montrera pas… Des vues nettes et rapprochées du corps de Soleimani, manifestement défiguré, amputé de certains de ses membres.» Une de leurs photos, partiellement modifiée pour occulter des détails choquants, «montre le corps de Soleimani en train de brûler à côté de la voiture dans laquelle il se trouvait.»
Fox News a appris que «les forces spéciales américaines ont traîné le corps de Soleimani loin de la scène, et ont éteint le feu avant d'identifier formellement le général iranien. Elles ont pris des photographies de ses affaires personnelles, qui comprenaient des livres de poésie, de l'argent, et un téléphone qui auraient été trop endommagés pour être analysés. Un revolver et un fusil d'assaut ont également été retrouvés au milieu de la carcasse de son véhicule.
Certaines affaires personnelles de Soleimani auraient été retrouvées par les forces spéciales américaines qui étaient sur les lieux. Son téléphone, trop endommagé pour être analysé, est visible en haut à gauche. (Fox News)
Le rapport ne précise cependant pas comment les soldats américains ont pu véritablement identifier Soleimani.
C'était le dimanche 5 janvier – deux jours après la frappe de missiles – avant que les restes de Soleimani et d'Al-Muhandis ne soient transportés par avion vers la ville d'Ahvaz, dans le sud-ouest de l'Iran. Là, le cercueil de Soleimani, recouvert d’un drapeau, a été posé à l'arrière d'un fourgon et conduit dans des rues où de milliers de personnes en deuil, vêtues de noir, scandaient «Mort à l'Amérique», un appel repris le même jour par les parlementaires iraniens lors d'une séance télévisée. Après trois jours de deuil national, Soleimani a été enterré le mardi 7 janvier au cimetière des martyrs de Kerman.
Des personnes en deuil entourent un camion transportant le cercueil de Soleimani lors du cortège funèbre dans sa ville natale de Kerman le 7 janvier 2020. (AFP)
Pourtant, la mort traînait dans son sillage. La télévision iranienne a rapporté que plus de 50 personnes avaient été tuées et 200 blessées, dans un mouvement de foule, lors de ses funérailles, en présence de plusieurs centaines de milliers de personnes endeuillées qui avaient convergé vers la place Azadi de Kerman.
Hossein Salami, à la tête des Gardiens de la révolution iranienne, a alors dit aux personnes endeuillées: «Nous allons nous venger, une vengeance dure et implacable… Le martyr Qassem Soleimani est plus dangereux pour l'ennemi que Qassem Soleimani.» La veille, Zeinab, la fille de Soleimani, était apparue à la télévision, lançant des menaces similaires. «Les familles des soldats américains en Asie de l’Ouest, qui ont été témoins des guerres cruelles américaines, en Syrie, en Irak, au Liban, en Afghanistan, au Yémen et en Palestine, passeront leurs journées à attendre la nouvelle de la mort de leurs enfants» a-t-elle dit.
Au cours d'une rare apparition publique, lors du cortège funèbre de Soleimani à Téhéran le 6 janvier 2020, sa fille Zeinab a juré que la mort de son père serait vengée. (AFP)
Des vœux de vengeance similaires ont rapidement émané de la part des dirigeants iraniens. S'exprimant quelques heures seulement après l'attaque, le général de brigade Mohammad Pakpour, commandant des forces terrestres du CGRI, a déclaré: «Les terroristes américains et leurs vassaux doivent s’attendre à une réponse écrasante et à une vengeance sévère.»
De nombreux observateurs craignaient qu'après les tensions croissantes des mois précédents, l'attaque contre Soleimani ne plonge les États-Unis et l'Iran dans un conflit ouvert. Le lendemain de la mort de Soleimani, le président Trump, répondant aux cliquetis des armes de Téhéran, a publié une série de tweets, menaçant de frapper 52 sites «TRÈS RAPIDEMENT ET DUREMENT» en Iran, «à un niveau très élevé et important pour l'Iran et la culture iranienne.»
Mais la «réponse écrasante» qui était attendue de la part de l'Iran n’a jamais eu lieu. En revanche, le 8 janvier, Téhéran a lancé ce que l’on pourrait décrire comme une attaque purement symbolique contre deux bases aériennes américaines en Irak.
Au cours de son opération Martyr Soleimani, le CGRI a tiré plus de 20 missiles balistiques, dont la plupart ont frappé la base aérienne d’Al-Asad dans la province irakienne d’Anbar. Par miracle, personne n’a été tué ni même blessé (même si un mois plus tard, l'armée américaine affirmait que plus de 100 personnes avaient par la suite été diagnostiquées «souffrant d’un traumatisme crânien»). Mais il est vite apparu que les attaques n'étaient qu'un exercice soigneusement orchestré, destiné à sauver la face pour l'Iran.
Téhéran avait averti les Irakiens de son attaque imminente, près de huit heures avant que les premiers missiles ne s’abattent sur la base, donnant le temps aux soldats et aux avions américains et irakiens de se mettre à l’abri et hors de danger. Peu de temps après, le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammed Javad Zarif, a tweeté que l'Iran «ne recherchait pas l'escalade ou la guerre» et avait «mis fin» à ses représailles.
Quelques heures plus tard, un désastre est survenu – non pas sous la forme d’une guerre dont de nombreuses personnes craignaient l'imminence, mais sous la forme d'un avion de ligne abattu peu de temps après son décollage de l'aéroport de Téhéran. Les 176 personnes à bord du vol 752 d'Ukraine International Airlines, dont 82 ressortissants iraniens et 63 canadiens, ont été tuées.
Cinq jours après la mort de Soleimani, les forces iraniennes en état d'alerte ont accidentellement abattu un vol commercial ukrainien qui avait décollé de Téhéran, tuant les 176 personnes à bord. (AFP)
Trois jours se sont écoulés avant que Téhéran n'admette que le vol avait été confondu avec un avion ennemi, par une batterie de missiles du CGRI en état d'alerte. Même dans la mort, Soleimani avait réussi à ôter la vie.
L’après-Soleimani
Soleimani est parti. Mais un an après sa mort, son héritage d'ingérence meurtrière dans les affaires de la région continue de hanter les derniers jours des relations de l'administration Trump avec l'Iran, et il est sur le point de jeter son ombre sur les tentatives américaines de relancer l'accord nucléaire, après l'investiture de Biden le 20 janvier.
Si, comme le croyait Téhéran, l'assassinat de Soleimani avait pour but d’entraîner l'Iran dans une guerre désastreuse qu'il ne pouvait espérer gagner, l'assassinat par la suite du plus grand scientifique nucléaire iranien, le vendredi 27 novembre, a été vu par certains comme une dernière tentative de l'administration Trump et ses alliés de provoquer l'Iran et de contrecarrer le plan du président élu Joe Biden au sujet d’un nouvel engagement des États-Unis dans l'accord nucléaire iranien.
Le camp de Biden a laissé entendre à plusieurs reprises qu'il tenterait probablement de relancer l'accord nucléaire, également appelé «Plan d'action global conjoint» (PAGC). L'un des signaux les plus forts en ce sens a été la nomination par Biden, le 23 novembre, d'Antony Blinken comme secrétaire d'État. Blinken, qui était secrétaire adjoint sous l'administration Obama, était un fervent partisan de l'accord sur le nucléaire et l'a fréquemment défendu depuis que Trump l'a abandonné en mai 2018.
Antony Blinken prend la parole après avoir été désigné le 24 novembre candidat au poste de secrétaire d'État par le nouveau président américain Joe Biden. (Getty Images)
Lors d’une interview accordée à France 24, le 20 mai 2019, Blinken a qualifié l'escalade des tensions dans la région de «malheureuse, car nous n'avions pas besoin d'être là où nous en sommes maintenant. Il est regrettable que les États-Unis se soient retirés d’un accord que l’Iran, malgré tout ce qu’il fait et que nous n’aimons pas, respectait.»
Pourtant, il y a des preuves que la campagne de «pression maximale» que Trump a substituée à l'accord sur le nucléaire a fonctionné.
En octobre 2019, un sondage réalisé en Iran pour le Center for International and Security Studies du Maryland a révélé que trois quarts des Iraniens «approuveraient que leur gouvernement ait des pourparlers avec l'administration Trump dans un forum multilatéral» si les États-Unis revenaient au PAGC.
En outre, si cela arrivait, «une majorité serait également ouverte à des négociations plus étendues portant sur le programme nucléaire de l’Iran, son développement de missiles balistiques, ses activités militaires au Moyen-Orient, et toutes les autres sanctions contre l’Iran.»
La politique de pression maximale, a déclaré Sir John, «n'a pas été conçue pour parvenir au renversement de la république islamique, ce qui est bien sûr le point de départ de beaucoup de gens lorsqu'ils analysent la situation. Elle a été conçue pour accroître le coût pour Téhéran de son aventurisme chronique, et pour augmenter le niveau de tension sociale dans le pays, qui agira alors comme une sorte de contrainte sur la liberté d'action, en particulier du CGRI, de même que pour rendre plus coûteux pour l’Iran ses actes en Irak, en Syrie et au Liban.»
Pour sa part, il est clair que Téhéran voit la transition de Trump à Biden comme une opportunité, et a déjà défini une série de conditions préalables pour s’engager de nouveau avec l'Amérique sur l'accord nucléaire.
«Les États-Unis doivent se repentir», a déclaré en novembre un porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères. «Cela signifie qu'ils doivent premièrement admettre leurs erreurs et, deuxièmement, arrêter la guerre économique contre l'Iran. Troisièmement, ils doivent s'amender et s'engager à respecter leurs obligations et, quatrième étape, indemniser [l'Iran] pour ses pertes.»
Le 3 décembre, le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammed Zarif, a même mis un prix sur le coût des sanctions américaines qui, a-t-il dit, ont causé «250 milliards de dollars de dommages au peuple iranien.»
Mais la perspective que les États-Unis acceptent d'indemniser l'Iran, a précisé Sir John Jenkins, est «politiquement inconcevable.»
Le Dr Rafizadeh pense que ce serait une grave erreur de la part du régime Biden de revenir sur les sanctions et de faire confiance à l'Iran pour s’engager à nouveau dans le «fragile» accord nucléaire.
«La campagne de «pression maximale », malgré ses nombreux détracteurs, commençait à porter ses fruits, Téhéran ressentant enfin le besoin économique de retirer des fonds de sa bande d’intermédiaires de longue date», a-t-il déclaré.
«Depuis que l’administration Trump s'est retirée de l’accord nucléaire, les exportations de pétrole de Téhéran ont chuté, de près de 2,5 millions de barils par jour à environ 100 000 barils. En conséquence, les mollahs au pouvoir font face à l'un des pires déficits budgétaires de leur histoire de quatre décennies au pouvoir. Le régime iranien enregistre actuellement un déficit budgétaire de 200 millions de dollars par semaine, et on estime que si la pression sur Téhéran se poursuit, le déficit atteindra environ 10 milliards de dollars d'ici à mars 2021. Ce déficit augmentera en fait l'inflation et dévalorisera encore davantage la monnaie.»
La baisse des revenus «a un impact direct sur le Corps des Gardiens de la révolution islamique d’Iran et ses affiliés.» Par conséquent, «les milices iraniennes reçoivent un financement moins important pour poursuivre leurs activités terroristes.»
Il a ajouté que ce serait une grave erreur de penser que la fin de Soleimani signifie la fin de l'ingérence iranienne: «Le régime iranien continuera à tout faire pour poursuivre ses ambitions hégémoniques et son aventurisme militaire dans la région.»
Certes, le régime n’a pas tardé à nommer le successeur de Soleimani. Comme ce dernier, Esmail Ghaani, âgé de 62 ans, a servi dans l’armée pendant la guerre Irak-Iran, rejoignant par la suite la force Al-Qods nouvellement créée. Les espoirs que la fin de Soleimani signifie la fin de l'influence iranienne, ainsi que ses nombreux groupes de militants, semblent très minces. Le Trésor américain a imposé des sanctions contre Ghaani en 2012, car ce dernier contrôlait les «décaissements financiers» des divers représentants de la force Al-Qods.
Esmail Ghaani, l'homme qui a remplacé Soleimani comme commandant de la force Al-Qods. (AFP / khameini.ir)
Quoi qu'il en soit, un retour à une forme d'accord nucléaire semble désormais inévitable. Le 7 décembre, Jake Sullivan, choisi par Biden comme conseiller à la sécurité nationale, affirmait qu'il était «possible et réalisable» pour la nouvelle administration de remettre le programme nucléaire iranien «sur la table» en réintégrant l'accord, en levant les sanctions, et en poursuivant l'engagement initial américain envers le PAGC (Accord de Vienne sur le nucléaire iranien). Il a précisé qu’après cela des négociations visant à réduire l’ingérence de l’Iran dans d’autres pays pourraient commencer.
Selon Sir John, «le PAGC initial n’était pas parfait, car il ne traitait pas du sujet plus large des activités iraniennes dans la région, en particulier en Irak, en Syrie, au Liban, et de ses tentatives de subversion durant quarante ans dans les États du Golfe.»
Il a ajouté qu’il était essentiel que tout nouvel accord sur le nucléaire aborde «l’aventurisme» de l’Iran – et que les États du Golfe insistent sur ce point. «Ils devaient entrer en contact avec la future administration, ce qui est toujours difficile dans une période de transition et l'est devenu plus encore du fait que Trump refuse toujours de reconnaître la victoire de Biden», a-t-il poursuivi.
Sir John estime que la normalisation des relations entre les Émirats arabes unis, Bahreïn et Israël, et le fait que d'autres États sont susceptibles de faire de même, ne peut qu’aider. «Ils doivent démontrer à l'administration Biden les raison pour lesquelles ils sont utiles et importants, et il est plus facile de le faire ensemble que séparément.»
«Ils voudront tous être consultés au sujet de l'élaboration d'une nouvelle politique américaine sur l'Iran. Ils doivent dire clairement ce qui suit: «Si vous nous consultez, nous n’avons pas nécessairement besoin d’être présents lors des pourparlers, mais nous devons être consultés à ce sujet car c’est dans notre intérêt vital, et nous vous aiderons.»
Selon lui, une politique d'endiguement et de dissuasion claire contre l'aventurisme iranien dans la région est cruciale – et cela implique la présence des forces américaines dans la région.
Sir John a ajouté que tout nouvel accord «devait également tenir compte de ce qui s’est passé en termes d’enrichissement d’uranium par l’Iran depuis le retrait de l’administration Trump du PAGC.»
Il a précisé que Téhéran avait «très intelligemment géré ce point. Les Iraniens essaient d’adapter leur réponse, car ils gardent un œil rivé sur Washington et l’autre sur Bruxelles. Ils ont délibérément dépassé les limites fixées par le PAGC, mais pas d'une manière qui laisserait penser qu'ils ne respectent pas l’accord.»
Dans le cadre de cet accord, l'Iran a été autorisé à enrichir de l'uranium jusqu'à une concentration de 3,67% seulement. Cependant, depuis le retrait des États-Unis, il enrichit l’uranium à 4,5%, suffisamment pour alimenter sa centrale électrique de Bushehr. En juillet 2019, Téhéran a annoncé qu'il dépasserait également les limites des stocks d'uranium enrichi et d'eau lourde définies par le PAGC. Le 5 janvier 2020 – deux jours après la mort de Soleimani –, il a rejeté les limites imposées par l'accord sur le nombre de centrifugeuses qu’il pourrait utiliser.
À chaque étape, l'Iran a affirmé qu'il continuerait de coopérer avec l'Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et qu'il reviendrait aux termes de l'accord, si les États-Unis levaient les sanctions, mais il a joué un jeu très serré.
Le président américain Donald Trump brandit un document rétablissant les sanctions contre l'Iran après avoir annoncé le retrait américain de l'accord nucléaire le 8 mai 2018. (AFP)
Le 16 novembre, le New York Times rapportait que, quatre jours plus tôt, à la suite d'un rapport de l'AIEA selon lequel le stock d'uranium de l'Iran était maintenant douze fois plus important que ce qui avait été autorisé par le PAGC, le président avait demandé à ses conseillers de proposer des options pour attaquer la centrale nucléaire de Natanz.
Trump a demandé aux conseillers principaux de proposer des options pour attaquer l'installation nucléaire du pays à Natanz, à 270 kilomètres au sud de Téhéran. (AFP)
Selon des sources anonymes, Trump a été dissuadé de lancer une frappe militaire de peur qu'une attaque «puisse facilement dégénérer en un conflit plus large, au cours des dernières semaines de la présidence de M. Trump.»
Cependant, des responsables ont affirmé au Times que Trump «pourrait encore chercher des moyens de frapper des sites iraniens et les alliés de l’Iran, incluant les milices en Irak.» Dix jours plus tard, le scientifique nucléaire Mohsen Fakhrizadeh, brigadier-général du CGRI, était abattu près de Téhéran.
Le 27 novembre, le scientifique nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh a été assassiné lors d'une attaque contre sa voiture près de Téhéran. (AFP / khameini.ir)
Le cercueil de Mohsen Fakhrizadeh lors de la procession funéraire dans la ville nord-est de Mashhad. (AFP / Ministère iranien de la Défense)
Malgré les intimidations prévisibles et les discours de vengeance après le meurtre de Soleimani, Téhéran n'a pas immédiatement réagi. Dans des circonstances normales, l’assassinat de Fakhrizadeh en plein jour, sur une route très fréquentée près de la capitale, aurait également pu provoquer des mesures de représailles, mais encore une fois, Téhéran n’a pas appuyé sur la gâchette.
D'abord, bien sûr, des menaces impératives de vengeance ont été proférées. «Tous les ennemis de l'Iran devraient savoir que la nation iranienne et les autorités du pays sont courageuses et déterminées et ne laisseront pas cet acte criminel impuni», a déclaré Rohani le 28 novembre, selon l'agence de presse officielle IRNA. «Les autorités compétentes répondront à ce crime au moment opportun.»
Les extrémistes marchent sur les talons du président iranien Hassan Rohani, avant l’élection présidentielle qui se tiendra en juin 2021. (Getty Images)
Et Rohani d’ajouter: «La nation iranienne est sage et intelligente et ne tombera pas dans le piège des sionistes. Ils recherchent le chaos et l’agitation. Ils doivent comprendre que nous connaissons leurs plans et qu’ils n’atteindront pas leurs sinistres objectifs.»
Téhéran pense qu'Israël est à l'origine de l’assassinat du scientifique, et non sans raison valable – les Israéliens ont un passé en ce sens. Entre 2010 et 2012, des agents israéliens ont tué quatre scientifiques nucléaires dans les rues d'Iran, trois dans des attentats à la bombe et un quatrième devant son domicile. La théorie est la suivante: cinquante-quatre jours seulement avant que Trump ne quitte la Maison Blanche, Israël, fort probablement avec la bénédiction de Washington, espérait susciter une réponse de la part de l'Iran qui justifierait une attaque de l'administration sortante américaine ou, du moins, qui rendrait plus difficile pour Biden de réexaminer l'accord sur le nucléaire.
Le 27 novembre, Yossi Mekelberg, directeur du programme des relations internationales à la Regent's University de Londres, a déclaré à la BBC qu'il était «vraiment possible qu'Israël tente de perturber tout retour, non seulement au PAGC tel qu’il était il y a cinq ans mais même à une nouvelle version de celui-ci.» Du point de vue israélien, en particulier sous Netanyahou, quoi que les Iraniens signent, ils ne pensent pas que ces derniers respecteront l'accord.
«Dans ces circonstances – et c'est le point de vue de l'Iran –, il ne serait pas surprenant qu'Israël essaie de perturber l’accord, sa marge de manœuvre devenant de plus en plus étroite avec le départ de Donald Trump de la Maison Blanche.»
Le Dr Rafizadeh convient qu'il est «probable que le Mossad israélien ait été impliqué dans cette affaire, car Israël avait révélé la première fois l’identité de Fakhrizadeh et avait même publié sa photo en 2018. Fakhrizadeh était très discret, et personne ne savait même à quoi il ressemblait avant les révélations d’Israël.»
Fakhrizadeh a été abattu – apparemment par une mitrailleuse commandée par satellite, montée sur une camionnette garée au bord de la route –, sachant que des agents israéliens ont déjà abattu des cibles au cœur de l'Iran. En août 2020, il y a eu peu de couverture médiatique sur la mort d'un homme et d'une femme abattus dans leur voiture à Téhéran par un homme armé, passant sur une moto. Mais le 16 novembre, des responsables américains, qui ont gardé l’anonymat, ont déclaré au New York Times qu’il s’agissait de Mohammed al-Masri, l'une des personnalités les plus importantes d'Al-Qaïda, responsable des attaques contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es Salaam en 1998, et qu'il avait été tué par les Israéliens à la demande des États-Unis.
L’assassinat de Fakhrizadeh n’aura aucun impact réel sur les plans nucléaires de l’Iran, a déclaré le Dr Rafizadeh: Téhéran «remplacera Fakhrizadeh par un autre scientifique nucléaire et continuera à développer son programme nucléaire».
Le 27 novembre, Jared Blank, ancien coordinateur au département d'État pour le PAGC, a affirmé que l'assassinat de Fakhrizadeh «ne pouvait pas vraiment être compris comme une initiative pour perturber ou retarder le programme nucléaire iranien… quelle que soit l’importance d’un individu, l'Iran étant un État bureaucratique moderne, parfaitement capable de remplacer n'importe quel responsable.
«De ce fait, l'objectif ne peut vraiment être que politique ou diplomatique, afin d’essayer de provoquer une sorte de réaction excessive de l'Iran pour empêcher le président élu Biden de donner suite à sa préférence déclarée, un retour au PAGC, et une approche diplomatique avec l’Iran.»
Le Dr Rafizadeh estime que ceux qui insistent sur le prétendu respect par l’Iran de l’accord nucléaire avant le retrait de Trump dudit accord se trompent.
«Il existe de nombreuses preuves que le régime iranien violait l'accord nucléaire, même durant le PAGC. Il s'agit d'un régime connu pour ses activités nucléaires clandestines, qui a été surpris à plusieurs reprises en train de développer secrètement son programme nucléaire. Il n'a aucun respect pour le droit, les normes ou les accords internationaux.»
Il ne serait pas surprenant qu'Israël essaie de perturber l’accord, sa marge de manœuvre devenant de plus en plus étroite avec le départ de Donald Trump de la Maison Blanche.
Dans un discours prononcé à l'Assemblée générale des nations unies le 2 septembre 2018, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a montré des photos de ce qu'il a décrit comme «l'entrepôt atomique secret de l'Iran», un bâtiment du quartier de Turquzabad à Téhéran qui, selon lui, était utilisé pour stocker «des quantités impressionnantes d'équipement et de matériel relatifs au programme secret d'armes nucléaires de l'Iran», dont 15 kilos de matières radioactives.
Dans un premier temps, a déclaré le Dr Rafizadeh, «l'Agence internationale de l'énergie atomique a ignoré le rapport, ce qui n'est pas surprenant – l'AIEA ayant un long passé de manquement ou de déclarations erronées sur la conformité de la république islamique à l'accord, refusant de donner suite à des rapports crédibles sur les activités nucléaires illicites de l'Iran.»
Finalement, un an après la divulgation de Netanyahou, des informations d’un rapport de l’AIEA ont fuité révélant que les inspecteurs de l’organisation avaient trouvé des particules d’uranium sur un site non déclaré – dans le district de Turquzabad à Téhéran. Le rapport a également révélé que l'Iran avait repris l'enrichissement d'uranium, violant un autre engagement, dans le cadre de l'accord sur le nucléaire de 2015.
Si Biden pense qu'il peut renégocier un accord avec l'Iran pour une victoire rapide en politique étrangère, a ajouté le Dr Rafizadeh, «il ferait bien de tenir d'abord compte des conseils des alliés des Américains dans la région.» L’écroulement du PAGC «a redonné aux extrémistes iraniens une force et une confiance renouvelées dans leur quête pour la reprise de la présidence [iranienne]. Ces personnes n’ont aucun intérêt à ce que l’Iran retourne dans la communauté des nations responsables, et semblent plutôt résolus à l’en éloigner davantage.
«L'opinion qui prévaut est qu'une administration Biden mettra en place une voie plus aisée vers le PAGC 2.0. Des relations plus étroites avec les alliés européens, ainsi que des conseillers en politique étrangère composés presque exclusivement de personnes nommées sous la présidence d'Obama, ouvriront la porte de l'Iran fermée par Trump. «Cela ne tient toutefois pas compte de la prise de contrôle quasi certaine de la présidence iranienne par la ligne dure au mois de juin prochain.»
«Cela ne tient toutefois pas compte de la prise de contrôle quasi certaine de la présidence iranienne par la ligne dure au mois de juin prochain.»
La 13e élection présidentielle iranienne doit se tenir le 18 juin 2021. Au cours de près de huit ans au pouvoir, Rohani a été considéré, en Occident du moins, comme relativement modéré. Cependant, aujourd’hui, des extrémistes plus conservateurs lui mettent des bâtons dans les roues. «Ayant fait campagne sur l'échec du PAGC, un argument utilisé pour battre Rohani, ils ne seront pas désireux de faire marche arrière et de conclure un accord avec le “Grand Satan” comme l'une de leurs premières mesures.»
Cependant, avant cela, deux autres dates occupent une place importante dans l’agenda: la date anniversaire de l’assassinat de Qassem Soleimani le 3 janvier et, dix-sept jours plus tard, l'investiture du président Biden.
Il reste à savoir si la réponse de Téhéran sera dictée par la realpolitik ou par les demandes de vengeance des extrémistes – et si le fantôme de Soleimani déclenchera encore le chaos et des perturbations au moyen de sa force Al-Qods et du réseau régional de terreur qu'il a construit.